Entracte #3 | Marivaudage féministe et servitude volontaire

Je n’ai pas abandonné les salles obscures. Ces derniers mois, hormis l’excellent La plus précieuse des marchandises basé sur un conte – pas vraiment pour enfants – de Jean-Claude Grumberg, mis en scène et en images d’une manière unique par Michel Hazanavicius épaulé magnifiquement dans ses ambitions – il « voulait quelque chose de très graphique et de très cinématographique à la fois » – par 3.0 Studio, ainsi que The outrun porté par la talentueuse Saoirse Ronan, les films que j’ai pu visionner m’ont particulièrement déçue. Jusqu’à sortir de la salle. Lasse de voir des films américains au scénario « téléphoné » et des films français vus cent fois. Un duo d’acteurs « bankable » ne suffit pas à sauver un scénario paresseux. Messieurs les distributeurs de subventions, faites confiance aux femmes qui n’ont pas de choix autre que de briller et de se distinguer. Elles nous surprennent davantage !
Au théâtre, on prend également des risques et il est plus difficile de se faufiler entre les fauteuils des autres spectateurs pour s’échapper. S’il n’y a pas d’entracte, la punition peut durer plus de deux heures. Je ne citerai pas les films ou les pièces qui m’ont ennuyée mais pour ces dernières, on souhaite dire aux comédiens que – non – ils ne sont pas tous des auteurs. Cette remarque vaut pour des metteurs en scène qui surjouent leur syndrome de l’imposteur, et qui le sont vraiment, imposteurs. Une pièce, c’est une danse, une chorégraphie, un mouvement des corps, des sons, des lumières qui habillent et apportent au spectacle d’autant plus s’ils ne se basent pas sur un texte fort.
C’est le cas de Le ring de Katharsy, orchestré par la brillante metteuse en scène/marionnettiste/costumière, Alice Laloy. Tout se joue sur les sens et les sensations, ce qui permet à notre cerveau de vagabonder et d’interpréter comme il le souhaite l’intention de la dame.
La deuxième part de bonheur, nous la devons à Alain Françon et à sa troupe de comédiens, à Marivaux, avec Les fausses confidences. On pense, oh du classique, mais quel pure jouissance intellectuelle d’entendre ce texte si moderne – je sais, c’est galvaudé – et surtout de faire connaissance avec les complices du metteur en scène. Une mention spéciale pour les « deux tourtereaux », incarnés par Georgia Scalliet et Pierre-François Garel.

crédit photos : isabelle monfort

texte – Marivaux
mise en scène – Alain Françon
assistante à la mise en scène – Marion Lévêque
décor – Jacques Gabel
costumes – Pétronille Salomé
lumière – Joël Hourbeigt, Thomas Marchalot
musique – Marie-Jeanne Séréro
chorégraphie – Caroline Marcadé
troupe de comédiens – Pierre-François Garel, Guillaume Lévêque, Gilles Privat, Yasmina Remil, Séraphin Rousseau, Alexandre Ruby, Georgia Scalliet, Maxime Terlin, Dominique Valadié

Les pièces de Marivaux – de son vrai nom, Pierre Carlet -, du moins les plus jouées, sont souvent des œuvres fondées sur des entourloupes, des tromperies, des manipulations. Avez-vous remarqué ? Dans les fictions, le mensonge a toujours le rôle principal.
À qui, en définitive, va profiter la duperie ?
Dans une interview, Alain Françon ne contredit pas la journaliste qui affirme que ce texte – comme tous ceux de Marivaux – sont des pièces où triomphe l’amour. On est en droit de douter lorsque tout n’est que manipulation.
Dorante aime Araminte qui ne l’avait toutefois pas calculé lorsqu’ils se sont croisés à l’Opéra. Transi d’amour, le jeune intendant peut compter sur la rouerie de son valet qui se fait embaucher par la famille de sa dulcinée pour imposer, un peu plus tard, son ancien maître, désargenté, à la jeune veuve, riche.
Vous suivez ?
La jeune veuve, on rappelle qu’elle est fortunée, que l’on convoite plus qu’elle ne convoite, est parallèlement manipulée par sa propre mère qui se verrait bien anoblie indirectement par un mariage arrangé de sa progéniture avec le comte Dorimont. Là aussi, elle ment à sa fille et lui fait croire que cette union éviterait un procès à la famille pour une question de terres.
Bref, sans raconter toute l’histoire, celle-ci se concentre sur une jeune femme, isolée, trompée, sur les épaules de laquelle tout le monde compte se refaire, même son prétendant, mais surtout le valet de l’amoureux. On soupçonne ce serviteur de ne pas être si altruiste.
L’auteur en profite pour régler ses comptes probablement à la petite noblesse – dont il est issu – et à la bourgeoisie mais les serviteurs et autre « petit personnel » en prennent également pour leur grade.

Marton : « C’est le garçon de France le plus désintéressé ».
Le comte Dorimont : « Tant pis. Ces gens-là ne sont bons à rien ».

C’est une pièce qu’Alain Françon avait déjà eu le souhait de représenter, à l’époque au théâtre de l’Odéon, mais le directeur de cette institution lui avait suggéré de se porter sur une autre œuvre, la pièce ayant été peu avant mise en scène par Luc Bondy. Cette fois-ci, c’est sa marque, son univers, sur les tréteaux éphémères de Nanterre-Les Amandiers, pour notre plus grand plaisir.
On retrouve la mise en scène, sobre – imposée par l’exécuteur testamentaire, Jérôme Lindon – de Premier amour, l’un des premiers textes de Samuel Beckett écrits en français, plébiscitée à juste titre par la critique, l’année dernière. Le metteur en scène avait confié judicieusement le rôle à sa complice Dominique Valadié pour incarner cet homme asocial, mal aimé et dénué de compassion plus que d’empathie.
Au théâtre, il y a très souvent cette impression diffuse que les comédiens et les personnages sont interchangeables. Le metteur en scène s’est tellement imposé – il en a le droit et l’obligation – qu’il a transformé ses comédiens en clones, et les voix des différents personnages ne font qu’une. On ne sait distinguer le jeu de l’un et de l’autre, on devine une direction d’acteur qui a viré à l’uniformisation. Ici, on ne doute pas de la maîtrise de la direction d’acteurs d’autant plus appréciable que chacun et chacune jouent véritablement sa partition, que chacun et chacune endossent le rôle de son personnage, que chacun et chacune – car ce sont de grands professionnels – ont su tirer parti d’une marge de manœuvre. Les corps se meuvent avec harmonie et inspiration, comme dans une chorégraphie, le décor est composé de simples panneaux de murs avec des sorties et des entrées prévues pour espionner, une ouverture sur une terrasse et un jardin, ici plutôt accessoires pour cette pièce. Enfin, les comédiens viennent nous chercher. Pas de vidéo, pas de micro. Merci, Alain Françon !

conception et mise en scène – Alice Laloy
écriture et chorégraphie – Alice Laloy en complicité avec l’ensemble de l’équipe artistique
avec les chanteur·ses, acrobates et danseur·ses – Coralie Arnoult, Lucille Chalopin, Alberto Diaz, Camille Guillaume, Dominique Joannon, Antoine Maitrias, Léonard Martin, Nilda Martinez, Antoine Mermet, Maxime Steffan et Marion Tassou
assistanat et collaboration artistique – Stéphanie Farison
collaboration chorégraphique – Stéphanie Chêne
scénographie – Jane Joyet
lumière – César Godefroy
musique – Csaba Palotaï
écriture sonique – Géraldine Foucault
recherche et développement des accessoires et objets – Antonin Bouvret
recherche, dessin et développement des systèmes de lâchés – Antonin Bouvret, Christian Hugel
renfort construction – Julien Aillet, Julien Joubert
costumes – Alice Laloy, Maya-Lune Thiéblemont, Anne Yarmola
renfort costumes – Angélique Legrand
graphisme et vidéo – Maud Guerche
typographie – MisterPixel, Christophe Badani
regard cascades – Anis Messabis
coordination des projets artistiques – Joanna Cochet

Les décors sont réalisés par les ateliers du TnS.

Ici, le collectif gagne. Si Alice Laloy a probablement conçu et décidé seule, en amont, et imaginé cet univers unique, fantastique, rare, chaque talent sur scène a apporté sa pièce du puzzle. De même chez Alain Françon.
On serait tenté d’associer le travail d’Alice Laloy à celui de Susanne Kennedy et de Markus Selg sur Angela [a strange loop], sélectionné aussi dans le cadre du Festival d’automne – qui sait repérer des pépites – car ils nous entraînent dans des univers de jeux vidéo, de pantins, de personnages télécommandés mais si la scénographie du duo allemand nous avait magnifiquement surpris – on en redemande -, on était resté sur sa faim quant au pourquoi. Quel était le propos ?

L’écriture est hybride entre du théâtre d’objets, théâtre de machine, théâtre chorégraphique. Il y a aussi une grande part qui est donnée à la musique.

Alice Laloy – interview dans le cadre du Festival d’automne

Dans son spectacle, Alice Laloy ne cherche pas à faire la maligne, et si les spectateurs n’ont pas tous la même interprétation de ce qu’elle a eu envie de projeter, voire même s’ils n’en ont pas, peu importe. Et c’est ce qui nous plaît dans cet univers si bien pensé en termes de direction des artistes – plus que de direction de comédiens – des danseurs, des chanteurs, des musiciens qu’elle a réunis. Tous les talents sont invités.
Quand nous pénétrons dans la salle, les différents objets qui serviront aux trois séries de matchs sont sur la scène – ils s’élèveront dans les airs à l’ouverture -, une fumée se dégage et donne à l’ensemble une atmosphère grise, poussiéreuse. Quand on examine les différentes photographies des représentations en France, on a l’impression qu’Alice Laloy fait évoluer son spectacle au fur et à mesure de la tournée. Le spectacle a bien gagné son qualificatif de vivant. Déjà avec ses créations Pinocchio(s), une exposition de photographies d’enfants-marionnettes désarticulés, contorsionnés, et des spectacles Pinocchio(Live)#1, #2 et #3, on comprend qu’Alice Laloy et sa compagnie s’Appelle Reviens sont dans la recherche et dans l’évolution, le mouvement, la transformation.

Katharsy telle une déesse ex-machina est déjà installée et nous jauge dans sa robe de cendres avant de faire rentrer les automates comme toute maîtresse de cérémonie ou arbitre de lucha libre. Elle émet des sons, plus que des mots, elle joue de son talent de soprano, accompagnée des joueurs entre deux matchs. C’est elle qui donne le ton, ce sont moins les joueurs. Visuellement, notre cerveau lutte car le centre de la pièce nous apparaît en noir et blanc – comme sur un vieux poste de télévision – tandis que les joueurs arborent les couleurs et la mode des années 90. Le jeu – comme le précise Alice Laloy – est artisanal, un peu comme le jeu de programmation pour enfant Scratch. Le vocabulaire est aussi succinct, et répété comme une boucle (a loop, en programmation) : saute, saute, avance, avance, prends, etc !
Le texte ici n’est important que dans la mesure où il donne le tempo car il anime les personnages amenés sur scène, immobiles, sans vie, comme des pantins. Et la performance débute avec des artistes, danseurs, contorsionnistes, circassiens, malmenés par des joueurs, au bord de l’épuisement, et à l’énergie consacrée à du rien.
Si le très jeune – 18 ans – Étienne de la Boétie a rédigé son œuvre majeure Le discours de la servitude volontaire en réaction contre le pouvoir politique, ici il est question de consumérisme, le pouvoir sur l’Autre est économique, matérialiste. Le spectacle suggère peut-être l’uniformisation, l’envie, la cupidité, et la violence convoquée pour satisfaire les faux besoins imposés. Je consomme donc je suis. Comme dans l’essai du 16ème siècle, « c’est le peuple qui s’asservit ».

Il n’y a pas que le cinéma dans ma vie culturelle, il y a également le théâtre.
Ces deux spectacles ont été représentés respectivement au théâtre de Nanterre-Amandiers  et au théâtre de Gennevilliers.

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