A nouveau, je vous propose une critique d’un spectacle vivant. Je n’ai pas abandonné les salles obscures. Les films que j’ai visionnés ces derniers mois ne m’ont pas suffisamment embarquée pour que je partage avec vous mes émotions.
Je dois faire un aveu. Je fais partie de ces spectateurs particulièrement sensibles à une scène épurée, une scénographie qui joue de façon astucieuse et créative avec les lumières, avec la technique. Je peux a priori me braquer lorsque apparaissent les vidéos, de manière gratuite, dans une mise en scène de théâtre. Souvent, elles n’apportent rien à la scénographie et viennent compenser un manque d’idées, une paresse artistique du metteur en scène.
Parfois, elles enrichissent le propos, le récit.
C’est le cas, ici, dans Lacrima, représentée actuellement à Berthier-Odéon-théâtre de l’Europe, de la célèbre et plébiscitée Caroline Guiela Nguyen dont j’avais manqué le spectacle Saïgon.
crédit photo : isabelle monfort
Lacrima
texte polyglotte, tamoul, français, anglais, langue des signes, et mise en scène – Caroline Guiela Nguyen
collaboration artistique – Paola Secret
scénographie – Alice Duchange
costumes – Benjamin Moreau
lumière – Mathilde Chamoux, Jérémie Papin
son – Antoine Richard, en collaboration avec Thibaut Farineau
musiques originales – Jean-Baptiste Cognet, Teddy Gauliat-Pitois, Antoine Richard
vidéo – Jérémie Scheidler
motion design – Marina Masquelier
coiffures, postiches, maquillage– Émilie Vuez
casting– Lola Diane
troupe de comédiens – Dan Artus, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Michèle Goddet, Charles Vinoth Irudhayaraj, Anaele Jan Kerguistel, Maud Le Grevellec, Liliane Lipau, Nanii, Rajarajeswari Parisot, Vasanth Selvam
en vidéo – Nadia Bourgeois, Charles Schera, Fleur Sulmont
avec les voix de Louise Marcia Blévins, Béatrice Dedieu, David Geselson, Kathy Packianathan, Jessica Savage-Hanford
Alors, cher public, cher·e amoureux·se de longue date, dis à celles et ceux qui n’y sont pas qu’ici nous les cherchons. Dis à celles et ceux qui n’y sont pas qu’il n’est pas improbable qu’ici nous parlions les langues de leur enfance, et que par tous les moyens nous tenterons d’être à la hauteur de leur première fois. Et que ça, ce sera une fête pour nous de les recevoir, car ici est un lieu que nous avons en commun, un lieu qui n’a de sens que si nous le partageons, vraiment.
Caroline Guiela Nguyen – son projet pour le TnS
Nous sommes en 2025, à Paris. Ici. Et ailleurs. Maintenant.
Une scène identique ouvre et fermera la pièce.
Retour en arrière pour comprendre le geste de la première d’atelier, celle qui coordonne l’équipe, l’intermédiaire entre le styliste survolté anglo-saxon de cette maison de couture parisienne, les dentelières normandes – un métier en manque d’expertes – et les brodeurs hautement qualifiés que l’on ne trouve plus en Europe mais en Inde. Celle qui est sous pression. Celle qui prend tout et tout le monde en charge, y compris le travail de conception du « maestro ».
C’est l’effervescence dans l’atelier, la maison de haute couture a été choisie par la princesse d’Angleterre pour confectionner sa robe d’un jour, celle de son mariage, pour imaginer son voile – pesant – exigeant des milliers d’heures de travail – d’une grande expertise – de dentellerie et de broderie, voile qu’elle ne portera que quelques minutes… 27 petites minutes au regard des sacrifices et des souffrances physiques des « petites mains », des ouvrières d’Alençon et des ouvriers du bout du monde qu’elle ne croisera jamais.
Les contraintes professionnelles, les douleurs personnelles, le caprice d’une princesse et les exigences d’une société consommatrice se croisent. Des destins individuels dilués dans la grande histoire. Des destins individuels noyés dans une société dévastée par un capitalisme vampire. On en veut autant voire plus, encore plus vite, aussi beau, aussi précieux mais avec de nouvelles règles éthiques et environnementales. Aux dépens de celles et ceux en bout de chaîne, au mépris de leur santé, de leur vie.
Certains metteurs en scène – tant au cinéma qu’au théâtre – ont l’ambition d’aborder plusieurs thèmes dans leur création. C’est habituellement décevant car une intrigue l’emporte sur toutes les autres, en définitive seulement effleurées, ou inappropriées. Ici, avec Caroline Guiela Nguyen, nous sommes au sens figuré dans de la haute couture, nous avons affaire à une œuvre de haute précision. La désormais Strasbourgeoise est à la hauteur de ses ambitions, les thèmes se tissent, se brodent, les fils s’entrecroisent pour délivrer un spectacle digne d’une robe de mariage d’une princesse.
Il faut écouter l’interview de la surdouée Caroline Guiela Nguyen – ou lire les critiques – pour apprendre que, au sein de sa belle troupe de comédiens, certains rôles ne sont pas joués par des acteurs professionnels, et c’est là que l’on reconnaît celles et ceux qui savent diriger : on ne se doutait de rien. Il s’agirait d’une constante chez la metteuse en scène. Aucune fausse note alors que, de temps en temps, les spectateurs peuvent assister, gênés, à des prestations inégales – même de comédiens confirmés – si la direction est défaillante. C’est ce que l’on redoute lorsque des acteurs de cinéma montent sur les planches ou renouent avec le spectacle vivant grâce au succès qu’ils connaissent sur le grand écran, des acteurs de cinéma sur lesquels on construit une aventure théâtrale mais qui n’en ont pas ou plus les codes.
Ici, nous avons affaire à une grande directrice de comédiens, Caroline Guiela Nguyen, directrice du célèbre Théâtre national de Strasbourg – TnS – depuis septembre 2023.
Certaines critiques considèrent que le personnage principal est cette robe de mariée. C’est peut-être seulement le voile, celui qui est l’élément déclencheur d’une crise. Il n’y a pas de protagoniste principal. Chaque rôle sur scène comme dans les différents ateliers est majeur. Grâce au système de vidéo évoqué, par la méthode d’un écran divisé, nous évoluons de Londres à Mumbai en passant par Alençon et Paris. Un travail d’orfèvre est fait sur les différentes langues et cultures qui se répondent.

Sophistiqué, maîtrisé, huilé, somptueux, élégant, méticuleux, fin, intelligent, subtil.
Beau.

Respire, respire…
C’est une injonction aux dentelières, c’est aussi un conseil prodigué à la première d’atelier confrontée à une pression professionnelle tandis que son collaborateur-époux l’étouffe et la harcèle, l’empêche et l’oppresse. La violence économique et sociale mise en miroir avec la violence intime.
C’est la dentellière que l’on invite à inspirer, expirer. On dit des dentelières que chacune est surveillée par le reste de l’équipe car leur concentration est telle qu’elles se mettent en apnée, au risque de s’évanouir, au risque de développer des troubles cardiaques.
C’est une invitation aussi aux spectateurs de la salle qui retiennent leur souffle devant le spectacle de violence psychologique exercé par le mari sur sa compagne qui est aussi sa supérieure hiérarchique, sensiblement plus brillante que lui. Le spectateur est témoin de cette violence et en oublie aussi de respirer.
De l’autre côté de la planète, à Mumbai, en Inde, le chef d’entreprise de broderies a confié à son meilleur employé, âgé, qui en perd la vue, le soin de réaliser la broderie sur le voile éphémère. Ses doigts sont ses yeux. Les règles édictées dans un contrat sourcilleux entre les différentes parties exigent des employeurs qu’ils travaillent avec des salariés en bonne santé, qui ne soient pas exploités. Et ce contrat – tout en contradiction avec le peu de temps accordé à la maison de couture et à ses sous-traitants – vient télescoper la pression mise sur chaque maillon de la chaîne, pour éliminer en un claquement de doigt, le plus affaibli, néanmoins le plus compétent.
Serait-ce le secret, exigé par la famille royale sur la robe, le personnage principal ? Ou peut-être le silence sur toutes les sortes de violences exercées sur celles et ceux qui exécutent ?
Il n’y a pas que le cinéma dans ma vie culturelle, il y a également le théâtre.
Ce spectacle est joué au théâtre Atelier Berthier-Odéon-théâtre de l’Europe.