L’Amérique a déjà connu l’oligarchie à deux reprises. Nombre des hommes qui ont fondé l’Amérique étaient des oligarques blancs esclavagistes. […]
Un siècle plus tard, une nouvelle oligarchie américaine est apparue, composée d’hommes qui ont amassé des fortunes grâce à leurs empires ferroviaires, sidérurgiques, pétroliers et financiers – des hommes tels que J. Pierpont Morgan, John D. Rockefeller, Andrew Carnegie, Cornelius Vanderbilt et Andrew Mellon. C’est ce qu’on a appelé l’âge doré (the Gilded age).
Chaque jour, le souhait de ne pas avoir l’esprit brouillé par le plus vil, l’envie de se concentrer sur ce qui a de la valeur, sur ce qui donne de la hauteur.
En vain.
Chaque jour, notre attention est, malgré nous, détournée outre-Atlantique et nous assistons, impuissants, aux événements les plus laids qui puissent exister.
On ne manquait portant pas d’indices. L’oligarchie n’avait jamais disparu, elle s’était faite moins clinquante, plus discrète, déguisée, souvent Démocrate. Tranquillement, sans être dérangés, quelques centaines d’Américains accaparaient la richesse du pays et soudoyaient les candidats aux élections.
Grâce ou à cause de Trump et de son clan, nous apprenons ou réutilisons des mots dont nous cherchons la racine grecque : oligarchie, ploutocratie, kakistocratie.
Les milliardaires, en mode oligopole, et les ultra-nationalistes réactionnaires, tapis dans l’ombre jusqu’au début du 21ème siècle, ont déjà eu une opportunité en 2016, n’ont plus reculé pendant le mandat de Joe Biden – ce qui a pâti à la candidate noire démocrate -, et exultent depuis le mois de novembre dernier. Place à la dérégulation. Place au contrôle des vies des citoyens grâce à la collecte gratuite de données.
Observons nous, la tête penchée sur les écrans, le dos courbé, hypnotisés, par les outils mis entre nos mains. Sommes-nous résignés à livrer davantage nos données, à nous mettre en danger par pure paresse et facilité ?
crédit photo : andy li
Cours de grec ancien
Grâce à l’agent immobilier luisant et à ses sbires, le monde entier se met à apprendre le grec ancien.
Le sens du mot oligarchie ne nous est pas vraiment inconnu. Ce mot est composé de olígos, « petit », ou « peu nombreux », et de árkhô qui signifie « commander », bref il s’agit du pouvoir entre les mains d’un petit nombre de personnes, jamais bien intentionnées si ce n’est envers eux-mêmes.
Quant à la kakistocratie, c’est un terme qui fut sorti des oubliettes, spécialement pour Trump, par l’ancien directeur de la CIA, John O. Brennan, limogé par le golfeur de Floride, peu avant sa première investiture en janvier 2017. Personne ne connaissait la définition d’un mot dont l’origine remonterait au 17ème siècle. Ce jour-là, selon l’éditeur d’un dictionnaire, le nombre de consultations du mot Kakistocratie a augmenté de 13 700 %.
Emprunté au grec ancien, kakistos (« pire »), superlatif de kakós (« mauvais »), avec le suffixe -cratie (« gouvernement »). Bref, le pouvoir entre les mains des pires, des plus médiocres.
Your kakistocracy is collapsing after its lamentable journey. As the greatest Nation history has known, we have the opportunity to emerge from this nightmare stronger & more committed to ensuring a better life for all Americans, including those you have so tragically deceived.
(Votre kakistocratie s’effondre après un parcours lamentable. En tant que plus grande nation que l’histoire ait connue, nous avons la possibilité de sortir de ce cauchemar plus forts et plus déterminés à assurer une vie meilleure à tous les Américains, y compris à ceux que vous avez si tragiquement trompés.)
Il est difficile de quantifier le niveau d’incompétence. Cela ressemble aux tests de quotients intellectuels, qui est intelligent, qui ne l’est pas ? Chacun(e) d’entre nous est l’imbécile d’un(e) autre, à tout moment, c’est sain de le reconnaître et d’en avoir conscience.
Ici, l’incompétence et l’ignorance du golfeur ébouriffé sont d’autant plus précieuses à ses alliés du pouvoir, qu’ils peuvent le manipuler en le flattant, en lui faisant croire qu’il est puissant – il l’est par son poste -, en le persuadant que c’est lui qui prend réellement les décisions.
Comme je l’évoquais dans un précédent article, Donald Trump n’est qu’un pion au cœur de ce spectacle effrayant, sous nos yeux de lapins éblouis par les phares du suprémacisme blanc et des ressentiments. C’est sur-estimer l’élu condamné par la justice américaine de croire que cet individu est arrivé au pouvoir grâce à des talents, comme le font – les yeux brillants -, depuis le 5 novembre, de trop nombreux commentateurs des chaînes d’information, en France. Il serait sain aussi de rappeler à nos experts que l’homme a été élu avec à peine un tiers des voix des électeurs (31.78%), les autres électeurs ayant choisi un autre candidat ou ne s’étant pas déplacés.
Dans ce contexte politique international inquiétant, arrive toujours – c’est tellement prévisible – la question de la déviance. Qui est déviant ? Pour ces hommes qui entourent et font la cour à Trump, les définitions ne sont probablement pas les mêmes car les intérêts sont aussi différents.
La guerre des intérêts
Nous en sommes arrivés à un stade où nous discutons de l’intention du Sud-africain raciste et junkie, sous kétamine, lorsqu’il fait un salut fasciste. Où est l’ambiguïté ? Les commentateurs qui affirment que ce n’est pas un sujet ont enterré les innombrables appels du pied de l’obscène à l’antisémitisme, à la misogynie et au suprémacisme blanc. Cet homme est dangereux et il cache, avec ses provocations haineuses, d’autres acteurs du monde de la tech.
Il est naïf de croire que Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, Sam Altman, et autres hommes de main de Donald Trump ont changé d’avis pour de seules raisons pécuniaires ou d’opportunités – et répétons-le – de couardise. Ces hommes ont toujours cru à leur supériorité sur l’américain moyen, sur le commun des mortels. Certains le sont. D’autres sont des imposteurs qui – comme le nazi sud-africain – n’ont comme talent que de soutirer de l’argent public pour faire fortune. Lorsque l’on n’est pas brillant, on ose beaucoup – on n’a pas le choix si l’on est ambitieux – et on pratique la ruse.
C’est le retour – accéléré par les détenteurs des outils technologiques – aux valeurs de ceux qui ont bâti cette société : les puritains et les brigands meurtriers. Pour déstabiliser et cela fonctionne. Au détriment de ceux qui ne leur ressemblent pas, ceux qui ne sont pas des hommes blancs hétérosexuels et chrétiens. Cela fait du monde.
Pour Hannah Arendt, le but du totalitarisme est « la domination permanente de chaque individu dans chaque sphère de sa vie ». Il s’agit de régenter tous les aspects de la vie des citoyens, vie publique, vie professionnelle, vie privée.
Ces hommes n’ont jamais été véritablement des Démocrates avec une empathie, une envie de diversité et surtout une curiosité de ce qui est différent d’eux. Ils tombent enfin le masque. Ils viennent pour certains d’un monde de développeurs, d’un monde d’entre-soi, avec les réflexes minables de geeks – si encore c’étaient des nerds – qui pensent tous la même chose, dont les plaisanteries sont salaces, tout en ayant peur des femmes – rappelez-vous l’origine de Facebook par le créateur désormais sous stéroïdes, à la chevelure bouclée. Ce sont des capitaines d’industrie qui louchent sur la manne du secteur militaro-industriel.
Et les projecteurs devraient se tourner plus particulièrement vers ceux qui se font les plus discrets, comme Peter Thiel, mentor du jeune J. D. Vance, aux entreprises dangereuses pour le reste du monde dont notre Europe. Dans un billet détaillé, Frédéric Filloux nous réveille. Avec sa firme de capital-risque, a16z, « Marc Andreessen est devenu l’un des deux idéologues en chef de la Silicon Valley avec Peter Thiel. Aux côtés d’Elon Musk, ils vont peser sur l’évolution des Etats-Unis, sans doute bien au-delà du nouveau mandat de Trump. a16z a joué les chasseurs de têtes et a recommandé une grande partie du nouvel exécutif, non seulement pour des postes liés au secteur de la tech mais sur des sujets connexes comme la Défense ou le renseignement« . Par ailleurs, « Pour Thiel, le pouvoir nouvelle formule passe aussi par la surveillance » et son entreprise « Palantir a joué un rôle important dans la guerre en Ukraine, autant que dans la lutte antiterroriste en France (en dépit des dénégations de la DGSI, Palantir reste un partenaire essentiel de la sécurité nationale, faute d’une alternative souveraine)« .
Dans mon article Par les temps qui courent – En Pologne, la conclusion était sous forme d’interrogation : est-ce ridicule de penser que plus un homme politique joue sur son virilisme, plus un pays et ses citoyens risquent de se retrouver en situation de grande faiblesse, voire en danger ?
Il va être très intéressant d’observer ce qui va se passer ces prochaines semaines, ces prochains mois. Autour de la « chose orangée », pour simplifier, il y a deux catégories distinctes de personnes. Les loyaux du premier mandat, les réactionnaires, racistes, ultra-nationalistes comme Steve Bannon, et le groupe des oligarques de la tech, sans conviction politique, et d’autres capitaines d’industrie, peureux, mais qui surtout sautent sur l’opportunité de faire profit de contrats militaro-industriels, et d’accroître leur pouvoir économique, bref leur pouvoir, sur le monde. Ces deux groupes vont-ils réussir à cohabiter?
Jusqu’en 2020, et durant sa dernière campagne électorale, Trump a joué sur le fait qu’il était anti-establishment et a réussi à en convaincre ses électeurs. Certes, son électorat de la « rust bell » – qui s’est élargi à toutes les autres communautés aux dernières élections – avait bien repéré la partie bling-bling du personnage mais il appréciait son franc parler, son populisme, ses vulgarités, ses haines sur les mêmes cibles. Il ne parle pas comme l’élite, il ne se comporte pas comme ses prétentieux de l’establishment. Or, huit années plus tard, comment rester crédible lorsque sur chaque photo ou sur chaque vidéo prise du 47ème président des Etats-Unis, on le voit entouré de cet establishment, de ses anciens ennemis, il y a peu encore ? Comment rester crédible alors que pour le jour de son inauguration, ceux qui ont bravé le froid, qui le vénèrent, qui lui ont offert le trône, ont été bannis de toutes manifestations réservées aux smokings ?
Et l’Europe dans tout cela ?
Ursula von der Leyen dont on peut respecter la volonté et surtout la capacité à se débarrasser des mâles alpha n’a pas beaucoup réagi jusqu’à hier, au Forum de Davos, oui encore un monde d’entre-soi. Elle est intervenue publiquement pour la première fois depuis son hospitalisation pour mettre en avant un pragmatisme. Les Etats-Unis veulent nous taxer, tournons-nous vers d’autres marchés. Il y a beaucoup de beaux discours sur l’urgence du réveil de l’Union européenne voire de toute l’Europe mais les dirigeants des pays membres risquent de gâcher nos effets de levier si chacun négocie de son côté avec l’Américain hors-la-loi. Laisseront-ils leurs citoyens en danger de surveillance américaine et chinoise, en danger de perdre leur liberté ?
Nos démocraties – le pouvoir du peuple – sont en danger, elles.