La mauvaise conscience générale permet à chacun de se gratifier d’une bonne conscience individuelle : ce n’est pas moi qui suis responsable, puisque tout le monde l’est.
Le titre de cet article est emprunté à l’expression que la rabbine Delphine Horvilleur emploie dans une interview donnée au journal Le Monde, quelques jours après les atrocités perpétrées par les terroristes du Hamas en Israël, le 7 octobre dernier. Le monde des artistes est souvent prompt à se lever pour dénoncer les guerres, les discriminations, la violence, la haine, la déshumanisation et pourtant, cette fois-ci, les « indignés » ont fait preuve d’une lâcheté collective en ne prenant pas en compte la douleur non seulement des israéliens mais aussi de la communauté juive du monde entier, en faisant fi de la peur, de l’inquiétude qu’elle ressent alors que la montée de l’antisémitisme est évidente, sous nos yeux, dans le monde entier, depuis des décennies. Cette indignation à géométrie variable est partagée également par le monde politique, en Europe comme aux États-Unis. Quel déchirement, quelle douleur de voir de jeunes américains ou britanniques arracher des murs des campus, ou dans les rues, les affiches des enfants et des adultes pris en otages lors de cette barbarie. Au-delà de ce que l’on pense du gouvernement d’extrême-droite du pays et de l’obsession du dirigeant actuel à vouloir échapper à la justice, il est abject non seulement de n’avoir exprimé aucune empathie devant la douleur des autres mais aussi de révéler sa haine. Certains artistes et intellectuels interrogent cependant la mémoire, l’empathie, l’humanité et encouragent la réflexion.
Devant la douleur des autres
Les photographies poignantes ne perdent pas fatalement leur pouvoir de choquer. Mais elles ne sont pas d’un grand secours si la tâche est de comprendre. Les récits peuvent nous amener à comprendre. Les photographies font autre chose : elles nous hantent.
Dans son ouvrage, Susan Sontag réfléchit au rapport que le spectateur entretient avec les images, de plus en plus disponibles et nombreuses, des guerres et des actes inhumains, ce spectateur pouvant passer de la compassion à l’apathie. Le lieu où l’on regarde ces photographies est très important. L’impact n’est pas le même si l’on fait défiler sur son ordinateur ou son téléphone mobile des images que l’on n’est pas forcément allé chercher, ou si l’on se déplace dans une galerie pour une exposition, si l’on feuillette un album de photographies de guerre. Le contexte et la démarche importent.
L’essayiste dénonce l’incroyance que les hommes expriment devant la cruauté : « Celui qui reste éternellement étonné devant l’existence de la dépravation, qui persiste à être déçu – ou incrédule – face aux cruautés épouvantables que les hommes sont capables d’infliger d’eux-mêmes à d’autres hommes, celui-là n’a pas atteint l’état de maturité morale et psychologique ». Et certains d’entre nous ont décidé de détourner le regard car ils considèrent que tant d’informations et d’images violentes les éprouvent et les empêchent dans leur vie. Si une pause peut se comprendre, il est inconséquent, lorsque l’on est adulte, de ne pas affronter les démons, l’inhumanité. On ne peut parler de pause que lorsqu’il s’agit des personnes les plus sensibles à la « douleur des autres ». Car celles et ceux – majoritaires – qui ont une empathie défaillante voire inexistante sont recroquevillés sur leur petite personne ou leur groupe. Ils ne portent aucun intérêt à la violence exercée sur ceux et celles qui ne leur ressemblent pas. Lorsqu’ils soutiennent une cause et défendent une communauté qui n’est pas la leur, c’est pour mieux détester une autre communauté. Cette cause est souvent un prétexte pour une protestation hémiplégique.
La réponse de certains artistes
Edith Schleifer, Gaston Lévy, Renée Haguenauer, Alice Grunebaum, Léon Kacenelenbogen et Charlotte Lewin.
Il y a la photographie comme souvenir. Certes. Il y a aussi les lettres qui sont des parties de récit.
Il fallait la petite salle du théâtre Gérard Philipe pour ce spectacle. L’intimité y est invitée. Les spectateurs se doivent d’être serrés les uns contre les autres, d’être les uns en face des autres pour se confronter à une partie douloureuse, mais qui semble s’évanouir rapidement de notre mémoire, de notre histoire : la complicité de la France dans la traque et la déportation des juifs. Les suppliques sont ces lettres adressées à l’administration française ou directement au maréchal Pétain, par des juifs ou des proches, pour demander réparation, ou connaître le sort du mari, de l’épouse, des enfants raflés par la police française. L’étau, avec des décrets de plus en plus discriminants, se resserre au fil des mois, au fil des politiques antisémites prises à l’initiative du gouvernement de Vichy et de ses administrations. Le Commissariat général aux questions juives fait un temps semblant d’y prêter attention en faisant porter la responsabilité sur l’occupant allemand – ce que l’on sait faux – jusqu’à ne plus y répondre. Le collectif Le Birgit ensemble, de Julie Bertin et de Jade Herbulot, nous présente ce spectacle fort, intense, juste et indispensable pour les amnésiques et les aveugles à ce qui se joue, encore et encore, sur la scène de tous les continents.
Edith Schleifer, Gaston Lévy, Renée Haguenauer, Alice Grunebaum, Léon Kacenelenbogen et Charlotte Lewin. Ne pas oublier ces noms, répétons-les, six seulement, parmi les noms de millions de juifs pourchassés et/ou assassinés lors de la seconde guerre mondiale.
Une autre metteuse en scène, Tiphaine Raffier, interroge avec son dernier spectacle, La réponse des hommes, l’empathie et l’humanité de chacun d’entre nous. Elle crée son spectacle en se basant sur neuf miséricordes dont celles d’accueillir les étrangers, de donner à boire aux assoiffés, d’assister les malades, de vêtir ceux qui sont nus, etc. Nous sommes capables de sauver des vies au bout du monde et de ne pas pouvoir cependant créer de lien avec notre enfant. Nous pouvons nous engager pour combattre sur des terres éloignées ce que l’on considère, selon nos critères, la barbarie et entretenir une homophobie. Nous pouvons être à l’écoute des plus désespérés comme bénévole dans une association, nous consacrer, jour et nuit, à une sœur invalide et devenir une meurtrière par jalousie. Nous pouvons, spectateurs, avoir pitié d’un jeune homme en dialyse, ou être émerveillé devant la conférence d’un universitaire en musicologie quand tout à coup, notre regard change car l’un et l’autre nous sont dévoilés pédophiles. Le texte est simple ou superbement plus complexe selon le contexte. Merci à la metteuse en scène de poser les questions et de ne pas nous asséner une réponse.
Le spectacle vivant doit nous pousser à l’interrogation, à la réflexion, et ne pas délivrer un message mâché.
Cette faille empathique majeure est, en fait, une faille morale terrible dont la répercussion sera de nous déshumaniser nous-mêmes. De nous enfermer un peu plus dans un entre-soi d’empathies sélectives, une impossible confiance en la parole de l’autre parce qu’il n’a pas su être là.
Pendant ce temps, des sportifs de haut niveau ont accepté l’invitation à se rendre dans les camps d’Auschwitz et à réfléchir sur l’antisémitisme et le racisme. D’autres ont refusé, toujours cette empathie hémiplégique…
Pendant ce temps, la guilde des scénaristes américains, toujours prompte à défendre les injustices et les discriminations, est restée silencieuse sur les massacres du 7 octobre.
Pendant ce temps, les candidats à l’autocratie se frottent les mains à la lecture de sondages les donnant largement en tête aux prochaines élections européennes.
Pendant ce temps, 1,4 million d’allemands manifestent dans tout le pays pour dénoncer les idées nauséabondes de l’AfD, suite à une réunion « secrète » des membres de ce parti mais aussi des acteurs économiques puissants.
Pendant ce temps, les actes antisémites ont été multipliés par quatre en France en une année.
Si gouverner consiste à essayer d’éteindre des centaines de feu, et donc de n’avoir pas pris le temps, dans un programme, d’avoir une vision élaborée, complexe pour la mettre en œuvre, attendons-nous aux heures les plus sombres à commencer par la violence contre les juifs et les femmes. Il y a peu de temps, un parlementaire, interrogé sur la montée de l’antisémitisme se réjouissait que, sur les marchés, personne ne l’interpellait sur ce sujet mais plutôt sur le pouvoir d’achat, sous-entendant que l’antisémitisme n’était pas une haine répandue chez les Français. Ce commentaire relève probablement plus de la stupidité que du cynisme.
Quand les femmes et les juifs sont attaqués, nos démocraties sont en danger.