Aujourd’hui, je vous propose de découvrir l’univers d’un cinéaste anglo-iranien, Babak Jalali, et d’une réalisatrice italienne, Alice Rohrwacher, pour leurs films respectifs « Fremont » et « La chimère ».
Fremont
Je voulais raconter l’histoire d’une jeune femme qui, certes, a vu des choses horribles qui continuent de la poursuivre, mais qui est aussi déterminée à être ouverte au champ des possibles.
Réalisation : Babak Jalali
Scénario : Carolina Cavalli, Babak Jalali
Montage : Babak Jalali
Photographie : Laura Valladao
Musique : Mahmood Schricker
Décors : James Kreuzer, Cem Salur
Son : Stefano Grosso
Genre : indéterminé – 2023
C’est un cinéaste iranien qui oriente l’objectif de sa caméra sur une jeune réfugiée afghane, jouée par Wali Zada ayant elle-même fui l’Afghanistan .
Donya n’a pas particulièrement choisi les États-Unis, elle cherchait une porte de sortie. Elle a pu s’échapper de Kaboul en embarquant dans le dernier avion américain de rapatriement.
Donya dort peu. Elle ne veut rien dévoiler mais l’on devine que sa culpabilité envers sa famille, menacée depuis son départ par les Taliban, et les horreurs auxquelles elle a pu assister la maintiennent éveillée chaque nuit.
Donya n’est pas seule, isolée, elle est peut-être un peu solitaire. Elle a “une vie sociale trépidante”, c’est du moins ce qu’elle affirme, pince-sans-rire, au psychiatre. Il y a sa collègue de travail, son patron chinois bien plus accueillant que l’épouse, cupide, il y a aussi le vieux monsieur du restaurant afghan qui regarde chaque soir un feuilleton en arabe, il ne sait pas vraiment pourquoi, un rite, une routine, probablement.
Elle vit dans une résidence entourée d’autres réfugiés afghans, certains la battant froid car ils la considèrent comme une traître pour avoir travaillé comme traductrice pour l’ennemi.
Donya préfère travailler à San Francisco pour s’échapper de la communauté. Elle est employée dans une entreprise chinoise familiale de “fortune cookies”. À sa collègue américaine, adepte des « speed dating« , en quête non pas d’amour mais d’une compagnie, elle lui dit qu’elle doit choisir un homme à la hauteur de ses espérances.
Parfois, quand on visionne un film en noir et blanc, on assiste plus à une posture, à un parti pris esthétique qui n’apporte rien à la fiction. Ici, du « noir et blanc » surgissent des teintes, des couleurs, c’est un peu comme un tableau de Pierre Soulages. Il y a des reflets, des creux, des grains, des nuances. Les plans sont resserrés – accentués par un format 4:3 – pour ne s’attacher qu’à la protagoniste principale et à son entourage, on ne voit rien de Fremont, on ne sait rien de l’extérieur, on s’intéresse aux intérieurs, à son intérieur. Les gros plans sur les visages s’adressent au spectateur. Les dialogues sont simples, amusants, précis, ciselés. Il y a très peu d’éclats de voix ; seul le psychiatre a du mal à contrôler ses émotions. Il y a parfois un court silence dans les échanges pour mieux souligner le décalage des personnages.
Petit à petit, après que le médecin l’incite à lui rendre visite pour entamer une thérapie et ne pas se contenter de somnifères, elle change subtilement. Inspiré par les petits messages des biscuits de bonne fortune, le psychiatre lui dit lors d’une séance : « Le bateau est plus en sécurité quand il est au port ; mais ce n’est pas pour cela qu’ont été construits les bateaux » – elle ne réagit pas – et il répète à nouveau la phrase de bon sens. Une larme coule sur sa joue lorsque sa collègue de travail chante en karaoké la chanson Just another diamond day qui fend son armure. Pour l’anecdote, Hilda Schmelling, qui fut sa directrice de plateau sur un précédent film, interprète le rôle après que le réalisateur l’avait entendue chanter magnifiquement lors d’une fin de tournage. Pour cette scène émouvante, Wali Zada explique : « Cette scène était, pour moi, réelle. Cela faisait cinq ou huit mois que j’étais arrivée d’Afghanistan, et Babak m’a demandé si je pouvais pleurer. Je me suis souvenue de ce que j’avais vécu, de tous ces souvenirs d’Afghanistan. Je les ai gardés à l’esprit… [longue pause] Je ne sais pas quoi dire à propos de cette scène, parce que c’était une partie très difficile du film pour moi. »
Donya est probablement réservée mais elle n’est pas timide, elle hausse le ton sur cet homme afghan qui la méprise, elle moque les choix télévisuels du propriétaire du petit restaurant, elle s’impose à une consultation psychiatrique. Puis, un jour, elle dénoue ses cheveux, elle s’habille différemment, elle se dresse, elle n’est plus passive.
Un événement qu’elle provoque l’entraîne à la recherche d’un cerf et la fait sortir de la baie de San Francisco. Les plans s’élargissent comme son horizon. Donya est enfin sortie du port.
La chimère – La chimera
Réalisation et scénario : Alice Rohrwacher
Montage : Nelly Quettier
Photographie : Hélène Louvart
Costumes : Loredana Buscemi
Décors : Emita Frigato
Son : Xavier Lavorel
Genre : comédie dramatique – 2023
Arthur, « l’Inglese » (l’Anglais), a un don. Comme un sourcier. En italien, on utilise le mot « rabdomante » qui signifie « devin« . Il n’identifie pas des points d’eau mais il devine le vide sous ses pieds, qui signale des sépultures étrusques. Associé à des pilleurs de tombes, les tombaroli, une bande de pieds nickelés, aux accents felliniens, il reprend du service à sa sortie de prison. Ils vendent les objets pillés à Spartaco, la tête pensante du réseau qu’ils n’ont jamais rencontrée.
Retour sur la terre des Étrusques, dans un village en bord de mer dont on ne voit pas grand-chose : quelques maisons de pierre vétustes mais surtout cette imposante et laide centrale électrique, un autre personnage du film, lieu central de la combine. Cette bande de joyeux drilles se pensent libres et maîtres de leur destinée alors qu’ils sont les jouets d’un trafic international de pièces d’art. Tels des narcocorridos, ils chantent leurs exploits.
La réalisatrice s’est inspirée de faits des années 80 et 90 qui ont connu une explosion des vols de tombes alors que, pendant des millénaires, personne n’avait vraiment osé y toucher. Il y a d’un côté des hommes et des femmes, ces pauvres hères, qui prennent des risques, et de l’autre côté, une bourgeoisie incarnée par l’invisible Spartaco ou par la mère de la fiancée de l’Anglais. Cette femme règne sur une demeure de la région, une demeure qui s’écroule comme sa caste aristocratique. Elle exploite Italia, une jeune femme, sous prétexte de lui enseigner le chant, une jeune femme en rupture avec les autres personnages. Lumineuse, fantasque, courageuse, droite. Lorsqu’elle comprend les activités de ses nouveaux camarades, rustres, qui l’agressent physiquement lors d’une fête au village, elle les alerte sur ces objets qui « ne sont pas faits pour les yeux des hommes mais pour les âmes« . C’est la seule qui pressent qu’en profanant le royaume des morts, l’issue sera fatale.
La direction de la photographie a privilégié un grain, une lumière toute particulière qui nous ramènent plus aux années 70 qu’aux années 80, un filtre jaunâtre. La fiction débute par un « noir » comme si l’on ouvrait les yeux en même temps que la caméra nous embarque dans cette histoire. Le film réalisé sur pellicules passe d’un format à un autre sur certaines scènes sans que l’on en saisisse la raison.
Alice Rohrwacher s’accorde beaucoup de liberté dans sa réalisation. Elle tente beaucoup, elle désire toucher à tout. On a du Fellini mais aussi du Chaplin. Il y a une multitude de personnages et le protagoniste principal, falot s’il n’avait pas ce don, n’est pas celui que l’on retiendra. Il y a beaucoup de messages, trop probablement. S’il y a une écriture, un scénario, on peut regretter cependant que quelques scènes soient prévisibles, bien à l’avance. C’est une réalisation joyeuse, fournie, délurée, tellement italienne, renouant avec les comédies des années 70. Les films parfaits n’existent pas vraiment. Tant mieux.
Cette rubrique se veut régulière (et fréquente) car si vous avez lu mon premier article, vous savez dorénavant que je suis férue de cinéma. J’ai la chance de vivre dans la capitale mondiale du 7ème art, et je vous ferai part de temps en temps de mes coups de cœur.
Ces deux films ont été visionnés respectivement au Louxor et au Cinéma des cinéastes.