Le régime démocratique paraît être le seul qui soit tenu, par ses principes mêmes, de ne pas se défendre contre ses ennemis.
Notre monde n’a jamais été avare de ses tyrans. Nous nous pensions, dans nos démocraties imparfaites, à jamais préservés des guerres et de ses atrocités que nos parents ou grands-parents avaient vécues. C’est oublier que loin de nos terres épargnées, en Asie, en Amérique latine ou en Afrique, de nombreuses populations n’ont cessé de subir l’autorité de dictateurs à la longévité impressionnante et n’ont eu de cesse de souffrir de conflits civils ou importés. Elles ont essayé de renverser le pouvoir avec plus ou moins de succès. C’est oublier également que nos démocraties sont tentées de confier le pouvoir à des dirigeants virils, autocrates, à l’ego démesuré et aux programmes liberticides, des programmes qui ne laisseront aucune place à la différence et ainsi aucune dignité à ceux qui refusent d’être des automates. La guerre à nos portes nous le rappelle.
Les crises s’accélèrent (économiques, sociales, sanitaires et climatiques), et « nous avons regardé ailleurs » pendant des décennies, malgré les alertes, pensant que nos systèmes politiques garants de notre liberté et de notre sécurité nous protégeraient ad vitam æternam.
Désormais, ce sont les partis extrêmes qui ont à la bouche la « LI-BER-TÉ », déclinée au pluriel. Que s’est-il passé pour que des courants politiques dont les programmes sont fondés particulièrement sur le retour à la force, l’autorité, la sécurité, le contrôle, la surveillance puissent attirer des citoyens qui conjointement pestent contre des mesures liberticides ? N’est-il pas enfin temps de mettre le mot juste sur les maux ? Comment des citoyens peuvent-ils se reconnaître dans un programme d’autoritarisme ou de fascisme ?
Mettre le mot juste sur les maux
Le populisme ne s’est jamais tu, les extrêmes attirent toujours son lot de frustrations, d’aigreur, de jalousie, et de peurs.
Nos sociétés occidentales se sont reposées sur leurs lauriers. Malgré les signes évidents de la montée de la popularité des partis aux intentions extrêmes, les réactions des démocrates ont été faibles, en tout cas pas à la mesure du danger. Nous n’avons pas voulu voir nos limites et nous nous comportons, individuellement et collectivement, comme il y a un siècle. Nous n’avons pas préparé notre entrée dans le vingt-et-unième siècle qui connaît une accélération de ses progrès techniques et scientifiques mais aussi des crises, une ère qui laisse de côté ceux qui peinent et qui souffrent.
Nous nous sommes contentés de peu d’avancées progressistes et il est tout naturel que nous ayons tant de facilités à « régresser » et à revenir si rapidement à la case « réactionnaire ». Les femmes ont à peine réussi à faire comprendre que les violences exercées contre elles sont intolérables et ruinent toute une vie, et une société, que l’effet boomerang se fait déjà sentir, signe d’une fébrilité et d’une grande faiblesse d’esprit de la part de ceux et celles qui sont dans le déni. Les idées nauséabondes qui n’avaient jamais vraiment disparu profitent de ces temps chaotiques pour s’engouffrer dans les brèches, les égoïsmes et les faiblesses de tout citoyen. Tout le monde s’agite ou crie, les insultes et les menaces physiques et verbales fusent.
Nous sommes, du moins dans nos sociétés européennes, en train de revivre la menace d’éventuelles prises de pouvoir par des partis ou des groupuscules qui n’avaient pas véritablement disparu. Ils s’étaient faits discrets tout en se réunissant régulièrement, nostalgiques d’une reconquête et d’un pouvoir fasciste. Si nous faisons un état des lieux de la carte européenne de l’extrême-droite, des populistes et des ultra-conservateurs, nous pourrions citer tous les pays de l’Union, gangrénés par la plaie fasciste ou le sacro-saint retour aux valeurs, à la tradition.
Lorsque j’entends des personnalités politiques surfer sur le « c’était mieux avant, revenons à la France qu’ont connue nos parents et grands-parents », en tant que femme, je suis préoccupée, surtout lorsque j’observe ce qui se passe aux États-Unis, une grande démocratie. Il n’est pas nécessaire de traverser l’Atlantique, notons ce qui se passe sur le « vieux continent » avec la Pologne ou la Hongrie, et ne détournons pas le regard des pays comme la Suède, l’Italie, l’Autriche.
Je me souviens des protestations lorsque, en 2000, en Autriche, l’extrême-droite avait fait son entrée dans le gouvernement. Elle avait été confrontée à des sanctions de ses partenaires européens sous le choc. Je me rappelle les cris d’orfraie lorsque le président du Front national était arrivé au second tour de la présidentielle en 2002, et les manifestations de ceux qui avaient regretté de ne pas s’être déplacés pour voter. Plus jamais on ne les y reprendrait, ils seraient vigilants.
La seule note d’espoir européenne qui nous reste est ibérique et je pense particulièrement à l’Espagne qui peut donner des leçons de courage aux pays de l’Union car ses citoyens mettent le mot sur les maux. Le pays est atteint, lui aussi, par un intérêt croissant pour les idées de l’extrême-droite. Lors des dernières élections générales (législatives) fin juillet, on pouvait voir d’immenses affiches appelant à voter pour contrer le fascisme incarné par Vox, parti d’extrême-droite, mais aussi par le Parti Populaire prompt à passer des accords avec le premier. Un « no pasaran » clair et net.
Dans un billet au titre limpide « Trump est-il un fasciste ? », Robert Reich – professeur à l’université de Berkeley, ancien secrétaire au Travail sous l’administration Clinton, écrit : « Nous devons faire passer le message. J’ai récemment partagé avec vous ce que je considère comme les cinq éléments fondamentaux du fascisme, et pourquoi le fascisme est différent de l’autoritarisme. J’ai soutenu que Trump et le Parti républicain se dirigeaient rapidement vers le fascisme, et j’ai exhorté les médias à utiliser le terme « fasciste » plutôt que le terme « autoritaire » pour décrire ce que Trump et son GOP (note : grand old party pour le parti des Républicains) sont en train de faire ».
Dans une interview, l’ancien président menace sans vergogne de mettre en prison ses opposants politiques. Au Brésil, les électeurs ont peut-être trouvé le digne – indigne ? – successeur de Jair Bolsonaro qui estime que Jésus « n’est pas venu pour en finir avec la pauvreté » et que l’aide alimentaire est une « manœuvre de Satan ».
Et en France, l’argument principal est le suivant : puisque nous n’avons pas essayé l’extrême-droite – ah? – pourquoi ne pas lui donner sa chance ? Elle ne peut pas faire pire.
Pourquoi les citoyens sont-ils attirés par ces leaders qui éructent, qui dissimulent, moquent et rejettent l’Autre ? Parce qu’ils leur ressemblent ou parce qu’ils feignent de leur ressembler ?
L’électeur, un automate ?
Les citoyens-électeurs ont-ils perdu tout esprit critique ?
Dans le même billet, Robert Reich mentionne Hannah Arendt en précisant que la philosophe « a montré que le dirigeant fasciste fusionne son identité avec celle de ses partisans, de sorte que ces derniers perdent leur capacité à penser de manière indépendante. Lorsque le leader fasciste s’approprie les réalités factuelles, psychologiques et morales du monde dans lequel vivent ses adeptes, ces derniers renoncent à leurs libertés. Ils suspendent leur jugement critique. Ils deviennent des automates ».
Automate est un terme que l’on retrouve chez différents auteurs, à diverses époques, notamment chez Baruch Spinoza. Le philosophe néerlandais du 17ème siècle, dans son Traité théologico-politique, écrit ceci : « Non, dis-je, l’État n’a pas pour fin de transformer les hommes d’êtres raisonnables en animaux ou en automates, mais bien de faire en sorte que les citoyens développent en sécurité leur corps et leur esprit, fassent librement usage de leur raison, ne rivalisent point entre eux de haine, de fureur et de ruse, et ne se considèrent point d’un œil jaloux et injuste ». (chapitre XX – On établit que dans un État libre chacun a le droit de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense)
Ou bien encore John Stuart Mill dans De la liberté : « … ce serait encore une perte considérable d’échanger ces automates contre les hommes et les femmes qui peuplent aujourd’hui les parties les plus civilisées du monde, car ils ne sont que de tristes échantillons de ce que la nature peut et veut produire ».
Par cette fusion factice de son identité avec ses partisans, le leader fasciste parvient à leur faire croire qu’ils font partie des décisions, qu’ils ont la parole et qu’ils recouvrent leur liberté, qu’ils ne sont plus manipulés. C’est un leurre car à la moindre occasion, arrivés au pouvoir, les mesures liberticides pleuvent. Et tant que les “disciples » ne sont pas ciblés, le fascisme au pouvoir peut compter sur la lâcheté des uns et des autres jusqu’à ce qu’il s’occupe d’eux. À qui le tour ?
Ces électeurs sont tentés par un renversement des institutions, par une redistribution des cartes car ils ressentent, à tort ou à raison, ne pas faire partie du train à grande vitesse. Ils sont prêts à sacrifier leur système démocratique imparfait et à remettre tout ou partie du pouvoir entre les mains d’extrémistes aux intentions douteuses car ils se sentent exclus.
L’idée naïve que seul le peuple décide. Le peuple décide que dalle. C’est un petit cercle de privilégiés qui décide de ce qui se passe au Danemark. Des chefs d’entreprise, certains journalistes et quelques hommes politiques. Et aussi longtemps que je serai dans ce cercle, ils pourront appeler cela démocratie ou comme bon leur semble.
Selon certains analystes politiques, les électeurs de Donald Trump, dans leur majorité, savent qu’il n’est pas compétent pour la fonction mais comme il déteste les mêmes personnes qu’eux – fusion de l’identité, rappelez-vous – c’est une raison valable de lui accorder leurs votes. L’expertise, l’expérience, le professionnalisme ne sont plus des critères pour accéder à la fonction suprême. Le terme même de « professionnel de la politique » est péjoratif. C’est croire que changer les têtes fera changer l’organisation politique, les institutions, pour le meilleur. Si un renouvellement de la classe politique peut être légitime, il est naïf de penser que les aguerris et les vieux roublards de la politique laisseront leur place. Le dégagisme, c’est toujours pour les autres.
Dans nos démocraties imparfaites, face à des mesures liberticides, des situations sociales prêtes à exploser, certains sont tentés de renverser la table et de remettre les compteurs à zéro mais les révolutions mènent-elles à la liberté ? Comment passe-t-on d’une démocratie à une révolution ? Laissons le dernier mot à Hannah Arendt : « Les révolutions semblent toujours réussir avec une facilité déconcertante à leur stade initial la raison en est que ceux qui sont censés « faire » les révolutions ne « s’emparent » pas du pouvoir, mais plutôt ils le ramassent quand il traîne dans la rue ».
Qui a égaré le pouvoir politique ou qui l’a laissé traîner ?