Si l’on ne se coupe pas du monde, si l’on s’efforce de regarder et d’écouter autour de nous, on ne peut être que submergé et atteint par le niveau élevé et dangereux de la vague de haine qui emporte les populations.
Sans être naïf, ce rejet de l’autre n’a jamais disparu de nos planètes mais il y a un embrasement de toutes parts. Si l’on veut rester positif et optimiste, il reste toutefois des poches de résistance face à la violence des propos et des actes de leaders dont on peut interroger la santé mentale. Souvent, la haine s’abat sur celles et ceux qui nous ressemblent mais qui ne sont pas tout à fait pareils, souvent aussi, elle frappe celles et ceux qui ne vivent pas comme nous et que nous ne cherchons pas à accueillir et à comprendre. Il ne serait donc pas naturel chez l’être humain de sortir de sa maison intérieure et de franchir le seuil de celui qui nous semble si différent mais qui n’aspire qu’à une seule chose : vivre sereinement sans être jugé, être accepté avec toute la richesse de ses différences.
Chacun raisonne autour de son nombril ou autour de sa communauté.
Des leaders politiques sous prétexte de clientélisme agitent des grenades explosives, prêts à les dégoupiller pour satisfaire leur goût du pouvoir. On serait tenté de penser que nombre d’entre eux ne pensent pas le dixième de ce qu’ils hurlent, vocifèrent, éructent lors de meetings, de conférences de presse ou d’interviews à la télévision. Souvenez-vous de ce qu’écrivait Hannah Arendt sur la capacité des leaders fascistes à fusionner leur identité avec celle de leurs partisans, de leurs disciples.
En Espagne, en Pologne ou en Argentine, même si l’on peut regretter qu’une part non négligeable de citoyens est prête à tendre la main – ou le cou – à des dirigeants disposés à sacrifier l’union nationale, sa sécurité et sa liberté chérie, des hommes et des femmes résistent en choisissant de confier leur destin à des dirigeants imparfaits mais qui ne veulent pas abandonner au milieu du gué nos démocraties toujours attaquées, en équilibre et si fragiles.
L’idiot utile de la Russie
Tandis que nous nous étions habitués aux dictateurs corruptibles et corrompus par nos pays du Monde libre, nous regardions toujours la première puissance économique mondiale comme une grande démocratie. Elle l’est encore, cependant tentée par les thèses d’extrême-droite.
Lors de la victoire à l’élection présidentielle, en 2016, du type gras et orange, même si nous savions que les américains pouvaient voter pour des acteurs de cinéma, le monde entier est resté stupéfait, tétanisé. Si l’on se souvient de cette soirée électorale, le « President-elect », l’idiot utile de Poutine, aussi.
Lorsque les journalistes américains décidaient, lors de la campagne électorale, d’accorder de l’importance à un candidat mono-neuronal, bling-bling, prédateur sexuel, raciste, moqueur du handicap, animateur d’une émission de télévision mais certainement pas chef d’entreprise performant comme il aimait se présenter, l’électeur potentiel était repéré parmi les cols bleus vivant notamment dans ce qu’on appelle la ceinture de la rouille (Rust bell). Il leur était jeté en pâture l’espoir de retrouver un emploi, un revenu décent et une dignité, au détriment bien sûr des méchants étrangers – pas les Russes, bien sûr, ils sont blancs – causes de tous leurs maux. Une partie non négligeable de ces ouvriers, salariés des industries lourdes touchées par le déclin, ont voté pour ce dangereux clown en 1996 et en 2020 ; ils seraient prêts à nouveau à glisser dans les urnes le bulletin de celui qui fait face à plus de 90 chefs d’accusation dans 4 procès. Trump resterait le candidat des ouvriers tandis que Biden serait celui des syndicats. Il ne faut surtout pas, lorsque l’on lit l’étude minutieuse de Pew, centre de recherche américain, assimiler les personnes, toutes origines confondues et sans diplômes, avec les seuls ouvriers. On compte également parmi ceux-ci des indépendants, des chefs d’entreprise, des commerçants qui ont toujours été la cible des candidats et des dirigeants populistes. Comme l’écrit Tony Judt dans son essai Contre le vide moral (2010), le défi de l’après-seconde guerre mondiale consistait à faire revenir les classes moyennes (professions libérales, commerçants) et ce sont les mesures sociales, universelles, de l’État-Providence qui ont réussi : « Ce n’était pas sans importance, car c’est la peur et la désaffection de ces mêmes catégories qui avaient donné naissance au fascisme ».
Bons baisers venimeux de Russie
Poutine veut mettre fin à l’histoire de la démocratie et créer un nouvel ordre mondial. Il sent très bien la fatigue des électeurs occidentaux. Il voit la montée en puissance des partis de droite. Il explique aux Russes que, s’ils vivent mal, c’est parce que l’Occident les a privés de leurs économies. Poutine pense que l’Occident ne joue plus de rôle dominant : la Russie et le Sud global vont déterminer l’avenir. Cette idée a une résonance dans le monde entier.
Les mauvaises nouvelles viennent de toutes les parties du monde. Aucun endroit sur cette planète n’est épargné. En Israël, les atrocités et l’inhumanité que d’aucuns pensaient ne plus vivre ont été commises au nom de la religion. La Russie et son dictateur, probablement impliqués car liés à des pays ennemis de la seule démocratie au sein du Proche-Orient, avec un cynisme à vomir, donnent des leçons d’humanité à Israël et aux pays qui le soutiennent.
Dans une interview dans Le Monde, Dmitri Mouratov fait un portrait de Poutine et de la société russe en soulignant que le despote a un avantage sur ses interlocuteurs occidentaux : le temps. Alors qu’il voit, du fait d’élections démocratiques, les dirigeants occidentaux se succéder, lui reste en place, en emprisonnant et en assassinant ses opposants, en terrorisant une population, et a renoncé à être le Président de tout un pays, s’appuyant sur deux catégories de la population : d’une part, les personnes âgées dont les retraites sont payées, d’autre part, la nouvelle classe moyenne, constituée des organes de la défense et de la sécurité et de leur famille, qui fera tout pour garder ses privilèges. Ce qui fait dire au journaliste russe : « Et je ris à en avoir mal au ventre lorsqu’on me dit que les militaires vont faire un putsch… Pour quoi faire ? »
Poutine s’appuie donc sur deux classes de sa population qui ressemblent à l’électorat de Trump, avec un point commun le besoin vital ou le besoin cupide.
À ceci, s’ajoute un élément qui prend de plus en plus d’importance dans la stratégie de séduction de l’Américain et du Russe : le dogme religieux. Quand on invoque Dieu, quel qu’Il soit, la tragédie n’est pas loin.
Les résistances argentine et polonaise
Sur les deux continents, notons – au moins – deux poches de résistance.
Les résistances sont toujours précaires car menacées, car sujettes à toutes sortes de pression, d’actes de violence. Dans le mouvement #metoo, il fallait avoir du courage pour dénoncer la prédation sexuelle lorsque les femmes savaient que leurs paroles allaient être moquées, remises en doute, lorsqu’elles savaient que les violences verbales accompagneraient les violences physiques.
Il y a plusieurs façons de résister et le vote contre toute forme de populisme – de droite comme de gauche – en est une. Les Argentins l’ont démontré au premier tour des élections présidentielles, dimanche dernier. Les Polonais, malgré une campagne électorale violente, ont fait passer le message de leur volonté de vraiment rentrer dans l’Union européenne en se débarrassant du gouvernement populiste. Ce n’est que le début du chemin pour nos voisins européens sachant que les postes de haute importance sont toujours entre les mains des nationalistes, sachant qu’il faudra du temps pour détricoter les mesures conservatrices et religieuses, sachant enfin que le Président en place, membre du PiS, a le pouvoir de s’opposer aux futures lois, hormis celles du budget. L’Union européenne ne se basera pas sur de seuls résultats électoraux mais aussi sur des actes. La bonne nouvelle pour nous tous est que la Pologne, si elle se dirige vers nos valeurs européennes, a nettement plus de poids que la Slovaquie de Robert Fico – nommé récemment Premier ministre – ou la Hongrie de Viktor Orban, tous les deux pro-russes.
Dans une tribune dans Le Monde, Piotr Buras se veut lui aussi optimiste : « Les démocrates polonais ont réussi quelque chose que personne n’avait encore réalisé, ni en Hongrie, ni en Turquie, ni en Serbie. Ils ont vaincu, dans un combat totalement déloyal, un gouvernement tout-puissant qui s’était procuré tant d’avantages ces dernières années qu’il semblait pratiquement impossible de le vaincre. C’est le message le plus important de cette élection, et il dépasse largement les frontières de la Pologne : la montée du populisme de droite et anti-européen à laquelle nous assistons partout en Europe peut être stoppée. Ce n’est pas une loi de la nature, mais un phénomène politique qui doit être endigué par la force des hommes ».
Revenons sur le continent américain.
Dimanche dernier, le 22 octobre, s’est déroulé le premier tour des élections présidentielles argentines. Et elle a révélé des surprises si l’on se réfère aux sondages de campagne électorale. Ceux-ci prédisaient un résultat inversé. Contre toute attente, le candidat péroniste, Sergio Massa, ministre de l’économie de l’actuel Président argentin, Alberto Fernández, s’est retrouvé en première place avec 37% des votes. Personne ne prévoyait une telle avancée, notamment dans un contexte d’inflation record – 138% sur une année – et de taux de pauvreté de 40%.
La mauvaise surprise est le score relativement important (30%) mais stagnant de son concurrent d’extrême-droite et libertarien, Javier Milei, inconnu encore il y a quelques années. Ce populiste, au langage vulgaire, très médiatisé, prône l’ultra-libéralisme en économie – suppression des aides sociales, de la Banque centrale nationale, remplacement du peso par le dollar- mais également sur des sujets de société – l’homosexualité, l’identité de genre, la libéralisation des drogues, le port d’armes voire la vente d’organes mais – ce n’est pas une surprise – il s’attaque aux droits des femmes. Moins d’État et toujours ce rejet de la « caste politique » dont ses électeurs n’arrivent pas à voir qu’il en fait partie. Discours récurrent de tous et de toutes les populistes.
Les électeurs de la grande perdante, Patricia Bullrich, anti-populiste et anti-péroniste, sont très sollicités. Alors que celle-ci, le soir des élections, se refusait à soutenir l’un ou l’autre des deux gagnants, il faut croire que les tractations et la haine de toute éventuelle administration péroniste ont « ému » l’ancienne ministre de la sécurité de Mauricio Macri car elle a changé d’avis, ce qui a provoqué une scission de sa coalition Ensemble pour le changement (Juntos por el cambio). Dans ce contexte, aucun des deux candidats ne peut se prévaloir d’attirer l’ensemble des voix qui s’étaient portées sur la malheureuse candidate. La simple arithmétique suite à des consignes de vote ne fait pas forcément la victoire. Mais l’outrance du candidat des « libertés » a fait reculer d’éventuels électeurs et a toutes ses chances de rebuter les conservateurs de droite tout en continuant de motiver les cibles de son programme, notamment les femmes.
L’insécurité nourrit la peur
Le pays va mal, en proie aux calamités, où la richesse s’accumule et les hommes se gâtent.
Nous sommes entrés depuis des décennies dans une ère d’insécurité : insécurité économique, insécurité physique, insécurité politique, la première pouvant provoquer les deux autres. Adam Smith dans La richesse des nations écrit : « Assurément aucune société ne peut être florissante et heureuse si la partie de loin la plus grande de ses membres est pauvre et misérable ». Ce qui compte, ce n’est pas la richesse d’un pays mais son degré d’inégalité.
En 1994, aux États-Unis, après le fiasco des Midterms – le Sénat redevient Républicain, comme la Chambre des Représentants et c’est une première depuis les années 1950 – Robert Reich, pourtant Secrétaire au Travail de Clinton et acteur d’une loi, votée en 1996, au titre orwellien, « Loi sur la responsabilité personnelle et les possibilités de travailler » – avait alerté sur la possibilité d’un système à deux vitesses : « Mes amis, nous sommes en passe de devenir une société à deux vitesses, constituée de quelques privilégiés et d’un groupe plus important d’Américains laissés pour compte, dont la colère et la désillusion sont facilement manipulables. Une fois libéré, le ressentiment de masse peut gangrener le tissu même de la société – son intégrité morale – en remplaçant l’ambition par l’envie, la tolérance par la haine. Aujourd’hui, les cibles de cette rage sont les immigrés, les mères bénéficiaires de l’aide sociale, les représentants du gouvernement, les homosexuels et une contre-culture aux contours mal définis. Mais tandis que la classe moyenne continue de s’éroder, qui seront les cibles de demain ? » Selon lui, ses propos avaient irrité la Maison blanche.
La loi pré-citée de 1996 consistait à priver de prestations quiconque avait omis de chercher (ou refusé d’accepter) un emploi rémunéré. Parallèlement, elle stigmatisait les bénéficiaires de prestations, principalement les femmes élevant seules leurs enfants. Dans un contexte de plein emploi (4% de chômage) et de contrôle des deux Chambres par les Républicains, comme l’écrit Margaret O’Mara – ancienne analyste politique du vice-Président Al Gore de 1994 à 1996 – : « L’administration Clinton, choquée et humiliée, reconnaissait qu’elle n’avait plus la maîtrise du débat ».
En Russie, après la chute du mur de Berlin, suivie des années plus tard par la dislocation de « l’Empire russe », une période de flottement et surtout une montée de la criminalité, des mafias et de la corruption politique ont laissé des populations exsangues, ont accru ou rendu plus visibles les grandes inégalités. Alors le Président en place – à vie – cible ses futurs obligés électoraux et les chouchoutent en distribuant des largesses. Quant aux autres, il suffit de les terroriser voire de les abattre.
C’est dans un contexte de crise économique, suite à la crise financière de 1998, que la carrière de Poutine va connaître une ascension fulgurante. Moins d’une année après avoir été nommé Président du gouvernement par Boris Eltsine, il est officiellement élu le 26 mars 2000 Président de la fédération de Russie. Dans cette courte période, il avait réussi à mettre en place un système de pots-de-vins versés à des fonctionnaires russes – procureurs et agents des services secrets – lui permettant de s’acheter la justice russe, avec l’aval du ministère allemand de l’Économie et du Travail.
Penser qu’il n’y a pas de corruption dans nos systèmes démocratiques européens serait naïf. Néanmoins, la lutte contre cette plaie est officiellement une priorité. Dans la liste de réticences à intégrer l’Ukraine massacrée et bombardée par la Russie, la corruption des sphères politique et économique en fait partie.
L’Espagne, elle aussi, a dû lutter. S’il y a eu alternance au gouvernement du parti socialiste (PSOE) et du parti populaire (PP), ce dernier a plus souffert des affaires et son alliance avec l’extrême-droite a plus que rebuter ses aficionados, et a remotivé ses opposants. Cette semaine, mardi 24 octobre, dans le cadre d’une future législature, PSOE et Sumar présentaient leur accord aux mesures sociales : réduction du temps de travail, taxes sur les banques et les entreprises énergétiques, augmentation du parc de logements sociaux et allongement de la durée du congé parental rémunéré. A rebours des discours de leurs voisins européens, la coalition espagnole située à gauche mise sur la réduction des inégalités.
C’est exactement le moment – celui des crises économique et politique – pour tous les citoyens vivant dans un monde libre de défendre nos démocraties et de les préserver. Lorsque des sondages sur les sujets internationaux d’une telle gravité sont publiés en France, une proportion non négligeable de nos concitoyens s’inquiètent autant (voire davantage) des conséquences des conflits sur leur pouvoir d’achat que sur le maintien d’une union nationale voire européenne. Partout, s’il est vrai que les inégalités s’accentuent et nourrissent du ressentiment, on assiste à une poussée de la droite nationaliste – libérale sur le plan économique et conservatrice sur les sujets de société – et de l’extrême-droite – dont on ne saisit pas toujours le programme notamment sur les thèmes socio-économiques.
Qui sont celles et ceux qui ont décidé de lutter contre des despotes, fous furieux, autocrates, dictateurs en puissance ?
Les jeunes peuvent être tentés, surtout lorsqu’ils n’ont connu que la démocratie, de voter pour les extrêmes. Cependant, on observe que dans des pays où le communisme a régné, dans des pays où la dictature a laissé des traces, ou bien lorsque des droits ont été bafoués comme aux États-Unis, il y a alors un écart générationnel en intention de vote qui se crée. Ainsi aux États-Unis, toujours selon l’étude de Pew, un écart d’âge considérable entre les électeurs est toujours manifeste, les électeurs de moins de 30 ans favorisant Joe Biden de 24 points (Biden 59 %, Trump 35 %).
Reflétant peut-être l’impact durable de cet écart d’âge à long terme, les électeurs âgés de 30 à 49 ans se sont également rangés solidement dans le camp du candidat démocrate en 2020, favorisant Biden de 12 points (55 %-43 %), ce qui est similaire à la part de Clinton dans ce groupe d’âge. En revanche, les groupes plus âgés se répartissent assez équitablement entre Biden et Trump, un résultat qui n’est pas très différent de celui de 2016.
Les femmes, également, peuvent être les alliés des plus jeunes pour entrer en résistance.