La ronde des poupées russes

Nous devons mettre de l’ordre à Bruxelles, les élections du Parlement européen seront une bonne occasion de le faire.[…] Nous devons aller plus loin, occuper des fonctions, rassembler des alliés et réformer l’Union européenne. […] Il ne suffit pas de s’indigner. Nous devons prendre le contrôle de Bruxelles.
Victor Orbán – Mediaworks – 23 décembre 2023

Après ce pari hautement risqué – d’aucuns évoquent un caprice de narcissique voire de roitelet -, celui de la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République française, la tentation est grande de garder le nez sur les petites affaires franco-françaises, et d’oublier de prendre de la hauteur. Pendant ces 3 semaines de tractations, les soi-disant experts, les journalistes et les divers commentateurs de la vie politique se repaissent des trahisons et des compromissions des uns et des autres, des renoncements et des reniements de la classe politique. Ils vont oublier l’Europe, ses conflits et les ingérences étrangères dans sa politique via des marionnettes que l’on suppose bien rémunérées. Bienvenue dans le monde des Muppets russes !
Les enjeux internationaux sont importants et le principal axe de l’Union européenne, le fameux couple franco-allemand, est affaibli et attaqué par ses extrêmes. Seule la Pologne a un peu résisté dans la suite logique des résultats des élections législatives de l’année dernière. Cependant, les sièges gagnés par l’extrême droite et les nationalistes surpassent ceux remportés par la coalition de Donald Tusk. Le triangle de Weimar est gangrené et a pris une couleur brune.
Le Kremlin regarde avec attention, et probablement le sourire aux lèvres, la montée des partis nationalistes et post-fascistes au sein de notre Europe. Les rendez-vous internationaux vont se succéder et les intérêts économiques de capitaines d’industrie – notamment en France – se révèlent.
Les démocraties portent-elles en elles ce germe du despotisme ? Alors que les citoyens européens appellent à renforcer leur sécurité, ils ne se rendent pas compte que ce qu’ils réclament aura des conséquences probablement irréversibles sur leurs libertés. Et les acteurs politiques qui répondront à cette demande ne sont pas seulement que des partis extrêmes. Ils représentent également des courants démocrates, « droits dans leurs bottes » ou « décomplexés ». La tentation est grande pour chacun, pour conserver ses petits jobs de répondre à celles et ceux qui veulent conserver leurs acquis. Nous assistons au triomphe de la médiocrité et de l’égoïsme. Nous assistons, les bras ballants, au grignotage de nos libertés.

crédit photo : Eduardo Casajús Gorostiaga

Io sono Giorgia, sono una donna, sono una madre, sono italiana, sono cristiana…non me lo toglierete.
[Je m’appelle Giorgia, je suis une femme, je suis une mère, je suis italienne, je suis chrétienne… vous ne me l’enlèverez pas.]
Giorgia Meloni – 19 octobre 2019 – Meeting de Fratelli d’Italia

Quelques jours après les élections européennes, la grande gagnante italienne recevait, lors du G7, ceux que la presse internationale qualifiait de « lame ducks », ou d’éclopés politiques. La dirigeante du parti d’extrême-droite, Fratelli d’Italia, avançant à pas de loups dans la bergerie de nos institutions européennes resplendissait sur la photographie de groupe parmi ces six hommes, tous en difficulté dans leurs pays respectifs. Elle se permettait de snober le Président français, elle paraissait se moquer du Premier ministre britannique dont elle a pourtant copié l’odieuse politique d’exportation des migrants. Seul Joe Biden trouvait grâce à ses yeux.
Meloni qui continue d’entretenir d’excellentes relations avec la présidente de la commission européenne ne joue pas directement le jeu du grand frère russe, c’est plus subtil. D’abord historiquement, l’Italie a toujours été du côté des américains, donc de l’Otan, et l’Italienne s’est déclarée, sans ambiguïté, du côté de l’Ukraine. Elle a reçu chaleureusement non seulement Joe Biden mais aussi Wolodymyr Zelensky. Mais elle souhaite imprimer sa politique nationale – atteinte aux droits des femmes, politique raciste de l’immigration, atteinte à l’indépendance de la presse, priorité des intérêts économiques des industriels du nord de l’Italie, coupes budgétaires nettes dans les politiques sociale et culturelle – au sein de l’Union européenne. Elle devra alors composer avec des partis, notamment celui de Marine Le Pen et celui de Victor Orbán, pour y réussir. Et selon les rumeurs, les batailles d’égos sont à prévoir.
Pourtant, à Bruxelles, malgré son succès et celui de son groupe politique, elle a été vite remise à sa place. Cette semaine, les « top jobs » vont être attribués, et la « donna » fait un peu la tête ; malgré la troisième position de son groupe ECR en termes de nombre de sièges, elle n’est toujours pas invitée à la table des grands. Seuls le Parti Populaire Européen (droite conservatrice), l’Alliance des progressistes et démocrates (les socialistes) et les libéraux (Renew) se réunissent pour se répartir les fonctions suprêmes. Les favoris sont Ursula von der Leyen pour la présidence de la Commission européenne – sous pression par la perte de sièges des libéraux de Renew -, António Costa pour celle du Conseil européen – il succèderait à Charles Michel -, Roberta Metsola conserverait celle du Parlement européen tandis que les libéraux verraient bien Kaja Kallas, actuelle Première ministre estonienne – fragilisée aussi dans son pays – succéder à Josep Borrell, chef de la diplomatie de l’Union. Elle peut bouder, en effet, lors de ces réunions car malgré tous les efforts entrepris pour effacer son image de femme d’extrême-droite notamment sur la question ukrainienne, personne n’est vraiment dupe. Le cordon sanitaire même quand on refuse l’appellation d’extrême-droite pour s’autoqualifier de conservateurs ou de souverainistes ne s’applique pas qu’au groupe Identité et démocratie (ID) incluant, entre autres, les députés du Rassemblement national. Et l’on peut imaginer que, dès que les vents lui seront favorables, une Amérique affaiblie par l’éventuelle élection de Donald Trump – que Giorgia Meloni et Victor Orbán apprécient – et donc un désintérêt des américains pour la situation géopolitique européenne, Giorgia Meloni commencera à s’attaquer à une Union européenne souffrante.
Le Premier ministre hongrois, Victor Orbán, recevait, quant à lui, mercredi 12 juin, à Budapest, le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, sur le point de quitter ses fonctions. Le Premier ministre néerlandais, Mark Rutte, soutenu par la Hongrie, sera son successeur à compter du 1er octobre prochain. Lors de cette visite surprise, le chef du gouvernement hongrois confirmait qu’il ne s’opposerait pas au soutien militaire à l’Ukraine. Là encore, il jouera le jeu de la chaise vide pour ne pas contrarier le voisin – et ami – vorace et menaçant. Cependant, son agenda est très clair : profiter de la présidence du Conseil de l’Union européenne pour imposer sa politique larvée par l’ingérence russe. Dans quelques jours, lundi 1er juillet, il faudra être vigilant et observer ce que feront le Hongrois, l’Italienne, la Française aidés par tous les autres fascistes européens.
Quant à Marine Le Pen qui a retrouvé ses méchants petits camarades de jeux dangereux à Bruxelles, jeudi 13 juin, on constatera – outre l’effrayante photographie de famille – que si elle, son papa et leurs sbires profitent des deniers du contribuable européen depuis des décennies, elle n’avait pas mis à profit cette expérience pour apprendre au moins l’anglais que tous ces autres collègues maîtrisent… On est obligé de reconnaître qu’elle est bien la seule en ce moment, en France, à s’intéresser à l’Europe alors que tous nos hommes politiques français, pour beaucoup d’anciens responsables en mal d’attention, cherchent la lumière des caméras des médias nationaux.
Les très nombreux partis d’extrême-droite européens ne sont a priori pas encore prêts à faire alliance. Victor Orbán s’est fait exclure du PPE en 2021, ne sera pas accueilli par ERC tandis que Alternative für Deutschland serait encore à chercher « l’asile » après avoir été éjecté d’Identité et démocratie (ID). Or, une journaliste de Politico tombée sur une note – « AfD – après les élections. » – oubliée par un participant de la réunion du 13 juin laisse penser que le Rassemblement national attend que les élections législatives françaises soient passées pour rappeler le groupe allemand constitué de nazis notoires. Il faudra surveiller là aussi les tractations pour attirer les uns et les autres dans les différents groupes politiques « option fascisme ».
Les intentions de ce trio franco-italo-hongrois sont évidentes : détruire les fondements de notre Union. Les incendiaires sont dans la maison, ont commencé à jouer avec les allumettes et tout le monde regarde ailleurs, probablement son nombril national. Certains commentateurs parlent même de « mélonisation » de l’Europe. Il n’est pas assuré que l’héritière française de l’extrême-droite laissera sa rivale italienne capter toute l’attention et inversement. On peut espérer que les égos de chacun et de chacune contribueront à annihiler les funestes projets respectifs de ces marionnettes aux ordres de Moscou.

Il semble que, si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter.
Alexis de Tocqueville – De la démocratie en Amérique – 1840

Près de deux siècles plus tard, aux États-Unis, dans une interview donnée l’année dernière sur FoxNews, Donald Trump affirme sans ciller que la première journée de sa Présidence sera une journée – une seule ? – de dictature, qu’il consacrera à signer des décrets pour envoyer en prison celles et ceux qui s’opposent non pas à son désormais fameux slogan, « Make America Great Again », mais à celles et ceux qui contrarient ses propres petits intérêts narcissiques et matérialistes. Les Américains sont disposés dans quelques mois à voter pour un homme qu’ils ont déjà testé, qui a démontré son désintérêt du pays et son admiration – sa jalousie ? – pour d’autres dictateurs de la planète. Pourquoi ? Parce que chacun tente de préserver ses propres petits intérêts, parce que chacun a peur de l’Autre qu’il ne connaît pas ou n’essaie pas de connaître, parce que chacun développe sa haine envers tous ceux qui ne leur ressemblent pas.
Pour un libéral comme Alexis de Tocqueville, les citoyens sont prêts à accepter un « doux despotisme » pour lutter contre les inégalités car plus celles-ci se réduisent, plus elles sont insupportables par le citoyen. Il peut sembler paradoxal d’user du terme de despotisme, même doux, dès qu’il s’agit de démocraties ou de systèmes politiques libéraux mais le ver est dans le fruit car une société démocratique est une société de souveraineté populaire qui peut basculer à chaque grande crise en « dictature du peuple » comme l’écrivait Raymond Aron dans son essai Introduction à la philosophie politique : démocratie et révolution car « le peuple – ou ceux qui disent qu’ils représentent le peuple – veut avoir tous les pouvoirs. »
Les rancœurs et les ressentiments sont toujours présents, et le curseur se déplace tout au long de l’Histoire. L’aspiration à l’égalité de tout citoyen dans un système démocratique comprend un fort potentiel liberticide. Pour conserver ses acquis, son niveau économique, son statut social, chacun est tenté de sacrifier sa liberté – surtout celle des autres – et de se rendre docile à toute forme d’État, même fort, un État de surveillance et de contrôle du citoyen, pourvu qu’il réponde à son envie d’ordre, de bien-être individuel.
Comme le souligne Dominique Schnapper dans une interview au journal Le Monde : « Platon, Montesquieu et Tocqueville ont déjà souligné les excès possibles de la démocratie. Revenir à ces auteurs permet de penser ce moment où les principes qui la fondent, c’est-à-dire la liberté et l’égalité des citoyens, risquent de se retourner contre elle. L’aspiration à la liberté peut alors devenir un libertarisme hostile ou indifférent aux normes communes. » En d’autres termes, plus les sociétés sont égalitaires, plus l’individualisme s’accroît, plus l’indifférence des citoyens vis-à-vis de leurs contemporains est importante et plus le consentement à la tyrannie est probable.
Les démocraties portent en elles les facteurs d’instabilité mais aussi de corruption.
Malgré les défauts de nos sociétés démocrates, l’Union européenne est et doit rester un modèle pour le monde entier. Cette semaine, les négociations pour une éventuelle adhésion de l’Ukraine dans quelques années doivent débuter. Les règles et les valeurs à respecter sont élevées et exigeantes. Certains pays, comme la Hongrie prête à détruire cette Union de l’intérieur, n’en respectent plus aucune. Dans sa situation actuelle, elle ne pourrait plus prétendre à rentrer dans le club européen. Sa voisine slovaque non plus.
La seule élection qui, dorénavant, devrait avoir une importance est l’élection européenne. Ce devrait être un rendez-vous international, tous les 5 ans, avec les caméras du monde entier braquées sur la campagne électorale, sur les dossiers majeurs que sont la transition écologique, la lutte contre les discriminations et contre la corruption et son armée du crime organisé, la liberté de la presse et tant d’autres sujets que l’Union européenne doit s’efforcer de préserver.
Les hommes politiques français, depuis des décennies, sont responsables de la désaffection portée à ce rendez-vous européen. De droite comme de gauche, depuis des décennies, dès qu’il y avait une contestation d’une communauté économique nationale, notre Union était lâchement montrée du doigt comme la seule responsable de tous nos maux, de nos frustrations et de nos ressentiments.
Tous ceux-là sont responsables, au mieux du désintérêt, au pire de la détestation de notre construction européenne, imaginée et bâtie pourtant sur de belles valeurs humanistes. Tous ceux-là ne se rendent pas compte qu’ils ont eux-mêmes créé la haine qui se retourne contre eux.

Pendant ce temps, une bonne quinzaine de candidats à la députation de l’extrême-droite du Rassemblement national se déclarent pro-russes.
Pendant ce temps, il est interdit sur l’antenne d’Europe 1 – appartenant à Vincent Bolloré – de qualifier le parti de la famille Le Pen de parti d’extrême-droite.
Pendant ce temps, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) publie un rapport dénonçant l’ingérence russe via une campagne de déstabilisation nommée Matriochka ciblant spécifiquement la communauté des fact-checkers et « portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, […] tout en promouvant des contenus servant les intérêts russes. »
Pendant ce temps, un avion russe de combat a violé l’espace aérien suédois quelque trois mois après son adhésion à l’Otan.
Pendant ce temps, la presse est attaquée de toutes parts dans le monde entier, les intentions des capitaines d’industrie étant très claires.
Il ne faut pas oublier que Adolf Hitler doit ses succès électoraux à Alfred Hugenberg, magnat des médias, patron d’une agence de presse, qui lui a apporté argent et notoriété. Après avoir participé à un gouvernement de Hitler et tout en fomentant avec Franz von Papen l’éviction du chancelier, le capitaine d’industrie, au très mauvais calcul, sera contraint d’abandonner ses portefeuilles ministériels. Son parti le Deutschnationale Volkspartei (DNVP) sera dissous et les nazis le forceront à leur céder son empire médiatique.
À la fin de la semaine, les candidats aux « top jobs » désignés seront nommés et nous verrons si le triptyque droite conservatrice/socialistes/libéraux pourra continuer à dominer et imposer des projets ambitieux tant sur les domaines économiques, sociaux et écologiques que sur le domaine essentiel des libertés. Ne laissons pas la démagogie et la médiocrité l’emporter. Surveillons de près, dès lundi prochain, 1er juillet, la présidence hongroise au Conseil de l’Union européenne.

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