Le droit à l’information est essentiel. Il ne doit en rien être entravé par ceux qui disent la loi et la font appliquer.
En 2017, le célèbre quotidien américain, le Washington Post, probablement inspiré par l’élection du narcissique président orangé, Donald Trump, dévoile son slogan : Democracy dies in darkness. Ses concurrents s’en sont moqués, peut-être envieux de ne pas avoir eu la même idée. On attribue la paternité de ce slogan, utilisé en interne depuis des décennies, au célèbre journaliste du Watergate, Bob Woodward.
Oui, la démocratie se meurt dans l’obscurité et… dans l’ignorance.
Il alerte sur ce qui a toujours existé sur tous les continents : l’atteinte à l’indépendance et à la liberté de la presse, avec la complicité de la classe politique et de la sphère économique dominante. Par l’internet et l’ingérence de pays belliqueux étrangers sur notre politique domestique, par la montée des extrêmes, nous sommes confrontés à de la propagande et, trop souvent, nous nous en contentons. Par paresse. Par manque de curiosité. Par nombrilisme aussi.
Avant que notre pays s’essaie à l’autocratie, il serait judicieux que nos concitoyens regardent autour d’eux et réalisent que les pays voisins – qui ont basculé à l’extrême-droite – souffrent dorénavant d’une absence de pluralisme d’opinions. Toute divergence est bâillonnée, réduite au silence voire poursuivie en justice.
On mesure la santé de la démocratie à l’aune de l’indépendance de la presse vis-à-vis du pouvoir. Lorsque les médias sont muselés, ils sont l’instrument de propagande idéal et incontournable. Rien de nouveau.
Oui, nos démocraties brûlent à petit feu et nous regardons ailleurs.
crédit photo : Cedric Verstraete
Propagande, faits et opinions
Dans un monde en perpétuel changement et incompréhensible, les masses en étaient arrivées au point où elles croyaient tout et rien à la fois, pensaient que tout était possible et que rien n’était vrai… Les dirigeants totalitaires de masse ont fondé leur propagande sur l’hypothèse psychologique correcte selon laquelle, dans de telles conditions, on peut faire croire aux gens les déclarations les plus fantastiques un jour, et croire que si le lendemain on leur donne la preuve irréfutable de leur fausseté, ils se réfugieront dans le cynisme ; au lieu de déserter les dirigeants qui leur ont menti, ils protesteront qu’ils savaient depuis toujours que la déclaration était un mensonge et admireront les dirigeants pour leur habileté tactique supérieure.
Selon Hannah Arendt, pour qu’une société civile fonctionne, il faut une presse libre de publier et qui se porte garante de la vérité sans laquelle la démocratie ne saurait exister.
Une presse qui diffuse des demi-vérités et de la propagande, selon la philosophe, n’est pas une spécificité du libéralisme, mais le signe d’un régime autoritaire. Elle déclarait ainsi dans son entretien avec Roger Errera, en 1974 :
Les dirigeants totalitaires organisent le mouvement de masse, et en l’organisant, ils l’articulent, et en l’articulant, ils font en sorte que le peuple l’aime d’une manière ou d’une autre. Avant, on leur disait : « Tu ne dois pas tuer », et ils ne tuaient pas. Maintenant, on leur dit : tu tueras ; et bien qu’ils pensent qu’il est très difficile de tuer, ils le font parce que cela fait maintenant partie du code de conduite.
Cela peut vous paraître fort, grave, exagéré de citer cette réflexion de Hannah Arendt. Plus jamais cela, nous pensons. C’est précisément parce que le pire est déjà arrivé que la probabilité que cela se reproduise est immense.
En 1933, lorsque Adolf Hitler a accédé au pouvoir, Joseph Goebbels a pris la tête du ministère des Lumières et de la Propagande, qui contrôlait la radio, la presse, l’édition, le cinéma et les autres arts. Les artistes et les journalistes étaient soumis au contrôle de l’État, et tous les Juifs et les opposants politiques étaient évincés des postes d’influence.
De nos jours, dans un contexte géopolitique brûlant, la concentration du secteur des médias et l’atteinte à la liberté et à l’indépendance de la presse prennent des proportions inégalées. Ou alors, sommes-nous plus avertis, plus sensibilisés à l’importance de conserver une profession libre et éclairée ?
Parallèlement, nous pouvons nous interroger sur le niveau d’exigence du milieu journalistique, principalement sur les plateaux télévisés, avec des débats sur des sujets importants qui virent très souvent à des conversations de bistro. Parfois, l’ignorance et plus probablement le manque de travail touchent cette catégorie professionnelle dont on n’attend pas d’elle qu’elle soit surdouée mais qui a l’obligation de lire, réfléchir, comparer et vérifier – encore et toujours – les sources d’information. À défaut d’avoir une pensée différente, originale et/ou pertinente, il est légitime de leur demander de présenter des informations fiables, et donc vérifiées, des faits et non des opinions voire de la propagande susurrée dans l’oreillette par l’actionnaire majoritaire.
D’aucuns et d’aucunes pensent qu’il n’est pas raisonnable et pertinent de comparer des époques qui ne se ressemblent pas. Nous avons changé, nous ne sommes pas les Européens d’entre les deux guerres mondiales. Nous ne réagirons pas de la même façon si un pouvoir commençait à s’attaquer à nos libertés, s’il utilisait la presse, les médias pour nous tromper. Nous avons retenu la leçon. Vraiment ?
Que se passe-t-il en Italie, en Hongrie, en Slovaquie ? Que se passe-t-il en France avec une concentration des médias, et des tentatives de milliardaires conservateurs, couronnées de succès, de s’introduire dans nos foyers via les médias ?
Chez les nostalgiques de Benito
Commençons donc par l’Italie.
Le 20 avril dernier, Antonio Scurati, auteur connu dans le monde entier pour sa série de romans sur Benito Mussolini, apprend que la Rai annule son intervention sur la chaîne de télévision. Il devait y faire un discours, dans le cadre de la commémoration de la libération de l’Italie, le 25 avril 1945, sur l’incapacité de la droite nationaliste au pouvoir de se détacher de la culture fasciste. Rappelons-nous que Giorgia Meloni, dans sa jeunesse, avait une admiration pour le dictateur italien, allié d’Adolf Hitler. Elle n’a depuis jamais pris de distance vis-à-vis des fascistes et de ses propos d’alors.
Après les élections européennes, on apprend, dans un contexte de nominations aux postes de premier plan – commissaires, présidents, chef(fe) de la diplomatie – de Bruxelles, qu’un rapport de la Commission européenne met en garde le gouvernement italien sur l’atteinte à l’indépendance des médias publics tandis que des journalistes italiens accusent le pouvoir en place d’utiliser la Rai comme « un mégaphone de sa propagande ».
La Commission européenne tire la sonnette d’alarme sur l’indépendance des médias de service public italiens et l’incapacité de Rome à réformer la loi stricte sur la diffamation, ce qui contribue à réduire au silence les critiques du gouvernement. Le mois dernier, un tribunal a condamné un journaliste à verser 5 000 euros à Giorgia Meloni pour s’être moqué de sa taille dans un message publié sur les réseaux sociaux.
En mai, Carlo Fuortes, directeur général de la Rai démissionne. Fin juillet, c’est au tour de Marinella Soldi, présidente de la même chaine, d’annoncer son départ pour des raisons qu’elle ne précise pas. De plus en plus de présentateurs vedettes démissionnent pour rejoindre des chaînes privées.
Du côté de chez l’autocrate magyar
A l’Est, celui qui n’est pas l’ami de la Première ministre italienne – bien qu’il partage les mêmes idées traditionalistes, nostalgiques et autocrates – a déjà bien entamé son travail de sape de la liberté de la presse. En Hongrie, sans surprise, Viktor Orbán a placé ses amis aux postes stratégiques des institutions qui comptent pour verrouiller le pouvoir, dont l’Autorité nationale des médias.
Dans L’agenda de Viktor, nous avions déjà évoqué la création de ce troublant « bureau indépendant de protection de la souveraineté » qui empoisonne les activités des ONG et de la presse indépendante. Si le Parlement et la Commission européens s’en inquiètent, la répression qu’il opère fait malheureusement peu de bruit hors des frontières hongroises. Dans des rapports publics, ce bureau s’est attaqué à une série de médias de premier plan, affirmant que leur journalisme nuisait à l’intérêt national. En revanche, les télévisions publiques faisant de la propagande russe ne sont, elles, ni concernées ni inquiétées. Au sein de l’Union européenne, ces lois sur la souveraineté, ces réformes portant atteinte à la liberté, ne devraient pas exister. Si la Hongrie devait demain se porter candidate à l’adhésion à l’Union européenne, elle serait simplement recalée.
N’oublions pas non plus l’épisode du rachat d’Euronews au mois d’avril. Cette chaîne avait été créée à l’origine pour concurrencer CNN. Grâce à l’enquête du journal Le Monde, du site d’investigation hongrois Direkt36 et de l’hebdomadaire portugais Expresso, on apprend qu’un fonds d’investissement souverain hongrois Széchenyi et une entreprise de communication appartenant à un proche du Premier ministre ont financé près du tiers du rachat. Ceci est d’autant plus inquiétant que les transactions se sont faites secrètement. Ainsi, selon l’article du quotidien du soir, une présentation PowerPoint du fonds Széchenyi, classée « strictement confidentielle », mentionne explicitement que l’un des objectifs du rachat d’Euronews, qualifié de « septième marque la plus influente sur les politiques de l’UE », est « d’atténuer les biais de gauche dans le journalisme ».
À Bratislava, corruption et meurtre de journaliste
Enfin, n’oublions pas ce petit pays qu’est la Slovaquie. Souvenez-vous de Robert Fico, celui qui, comme l’homme orangé, a échappé à une tentative d’assassinat, le 15 mai dernier. Son parti SMER-SD avait remporté les élections législatives, en septembre 2023, sur des promesses qui n’engageaient pas à grand-chose, notamment celle de ne plus fournir d’aides à l’Ukraine. Il s’est avéré que la Slovaquie avait déjà épuisé ses stocks d’armes et de munitions envoyés à son voisin.
L’année dernière, le président du gouvernement annonce des actions « contre les médias de l’ennemi – TV Markíza, Denník N, SME et le portail Aktuality », affirmant qu’ils “déclarent ouvertement leur haine et leur hostilité à l’égard de la SMER-SD et propagent ces idées avec jubilation”. Il ajoute : « J’ai décidé de vérifier leur autorisation pour accéder au bureau du gouvernement et pour y travailler “, et ” jusqu’à ce que la décision soit prise, ils seront des invités indésirables au bureau du gouvernement ».
Les fonctionnaires de l’UE s’inquiètent de l’indépendance, dans le futur, des médias publics slovaques, après que le gouvernement nationaliste-populiste de Robert Fico a adopté, le mois dernier, une loi qui dissout l’actuel radiodiffuseur public pour le remplacer par un nouvel organisme.
Plus de six ans après l’assassinat du journaliste d’investigation slovaque Ján Kuciak et de sa compagne archéologue Martina Kušnírová, la Commission a fait état de « quelques progrès » dans les efforts déployés pour améliorer la sécurité des journalistes en Slovaquie, mais elle a également fait part de ses préoccupations croissantes quant à la détérioration de leur environnement de travail.
On pourrait penser que la soumission au Grand frère russe est le point commun de ces trois gouvernements. Giorgia Meloni jusqu’ici s’est toujours déclarée pro-Otan et Pro-américaine comme ses prédécesseurs italiens. Le camouflet qu’elle a tout récemment subi à Bruxelles fera peut-être tomber le masque ? Elle est loin la flamboyante Italienne qui recevait, méprisante, lors du G7, quelques jours après les élections européennes du 9 juin, six chefs d’État et de Gouvernement en mauvaise posture politique.
Pendant ce temps, lors de la campagne des toutes récentes élections législatives françaises, avant le 1er tour, Sébastien Chenu, interrogé sur France 2, considérait que la télévision et la radio publiques en France avaient besoin « d’un peu de liberté, d’un peu d’oxygène » et affirmait que certains grands programmes des radios nationales « penchent à gauche ou à l’extrême gauche » et qu’il ne devrait y avoir « aucun tabou » sur la privatisation. Le parti d’extrême-droite avait alors l’intention de vendre les chaînes de télévision et les stations de radio nationales, mais de conserver les chaînes internationales qui sont la voix de la France à l’étranger, telles que France 24 et Arte, ainsi que les chaînes des territoires d’outre-mer comme la Martinique et la Guadeloupe.
Pendant ce temps, une enquête du journal Libération atteste qu’un groupe de dix milliardaires représente 90 % des ventes de quotidiens nationaux, 55 % de l’audience des télévisions et 40 % de celle des radios. Ils s’appellent Xavier Niel, Bernard Arnaud, Arnaud Lagardère, Daniel Křetínský, Martin Bouygues, Vincent Bolloré ou, plus récent à être entré dans ce club, Rodolphe Saadé.
Pendant ce temps, en moins d’un an, cinq journalistes du Télégramme ont été convoqués et entendus par la police ou la gendarmerie dans le cadre de leurs fonctions, ce que déplore Samuel Petit, rédacteur en chef du quotidien régional.
Dans un contexte où les pouvoirs politiques ou économiques sont de plus en plus tentés d’imposer leur propagande, le quatrième pouvoir se doit de résister à la pression exercée non seulement par les autorités en place mais également par les opposants dont on envisage un éventuel succès dans un très proche avenir. Il suffisait, lors de ces stressantes et longues campagnes électorales (européennes et législatives) qu’ont vécues les Français en ce début d’été, d’écouter les échanges entre certains journalistes et des membres de l’extrême-droite pour soupçonner certains – plutôt que certaines – de ne pas oser froisser de potentiels vainqueurs, de peur d’insulter l’avenir… leur avenir professionnel.
C’était à la fois effrayant et pathétique.