Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. […] Et un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez.
En juin dernier, alors que les Européens votaient et que les Français étaient à nouveau rappelés aux urnes, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale publiait un rapport sur une campagne pro-russe s’attaquant principalement aux médias et à la communauté des « fact-checkers ». Plusieurs journaux français l’ont évoqué sans que cela n’émeuve beaucoup nos concitoyens. Les plateaux de télévision d’information en continu, animés par des journalistes plus excités par le Landerneau politique, préféraient laisser la parole à « mesdames et messieurs Michu » du commentaire.
Il est urgent que nous portions un plus important intérêt à des sujets qui ne concernent pas uniquement notre nombril tricolore. Il est fondamental que nous dirigions nos regards, notre attention et notre partie de cerveau disponible à nos sujets européens. Il est vital que nous comprenions enfin que des dirigeants puissants veulent s’attaquer à et déstabiliser nos modèles de vie.
Les grandes démocraties vacillent. Les élections présidentielles américaines de 2016 constituaient déjà un essai transformé d’ingérence étrangère dans les affaires américaines, qui plus est avec la complicité d’un des candidats, l’agent orange utile de la Russie, et de son entourage.
En Europe, nous avons aussi nos lots de complices qui ne cessent de s’allonger. Dans un contexte de crises économique et politique, nos démocraties se retrouvent à nouveau confrontées à une crise de valeurs, en rien aidées par les hommes (et peu de femmes) politiques, qui à chaque élection se rappellent qu’ils doivent écouter leurs concitoyens, et surtout appellent à un travail de fond. Les Européens de la première heure, suivis quelques décennies plus tard par les Européens des pays qui ont connu le joug du grand frère russe ont pensé que leurs systèmes démocratiques les mettraient à l’abri de toute contrariété, de guerre, de conflits. Souvent, les futurs candidats à la tyrannie se sur-estiment. Ce serait prétentieux de la part des autocrates comme Viktor Orbán, Robert Fico ou Giorgia Meloni de penser qu’ils doivent leur succès électoraux à leurs seuls talents. Ils pensent manipuler leurs foules, certes, mais ils sont principalement les marionnettes de dirigeants étrangers et de milliardaires soucieux de conserver leur santé économique mais aussi avides de grappiller quelques places dans le classement des plus grandes fortunes mondiales. Tout ceci au détriment de leurs contemporains et des générations futures. Tout ceci au détriment de nos démocraties.
crédit photo : julio gutierrez
Matriochka ou l’ingérence russe en France
Depuis la fin de l’année 2023, VIGINUM observe et documente une campagne malveillante susceptible d’affecter le débat public numérique francophone.[…]
Les investigations de VIGINUM ont permis d’établir que la majorité des contenus diffusés ont été préalablement publiés par des chaînes Telegram russes, déjà identifiées dans des manœuvres informationnelles. VIGINUM estime que l’objectif de cette campagne est probablement de décrédibiliser les médias, personnalités et cellules de fact-checking ciblés tout en promouvant des contenus servant les intérêts russes.
Souvenez-vous des étoiles de David. Le périple des pieds nickelés est parfaitement rendu par l’enquête effectuée par la cellule d’investigation de Radio France qui nous emmène du 10ème arrondissement de Paris vers la Russie, en passant par la Moldavie à la rencontre de Anatoli Prizenko, un brin mégalomane, Moldave russophone, commanditaire des ces opérations. Souvenez-vous des mains rouges ensanglantées sur le mémorial de la Shoah, ceci dans un contexte préoccupant de démultiplication des actes antisémites. Souvenez-vous encore, de manière anecdotique cette fois, des cercueils déposés au pied de la Tour Eiffel, ou même des punaises de lit envahissant la France. Tout était orchestré de loin par des pays ayant des liens avec la Russie, souvent par de pauvres gars cupides.
En juin dernier, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale a publié un rapport relatif à la campagne de désinformation russe, nommée « Matriochka » par Viginum, son agence chargée de surveiller les ingérences étrangères sur internet. Cette campagne se déroule, en deux étapes, sur la plateforme X, depuis au moins le mois de septembre 2023. Dans un premier temps, les « seeders » (ou semeurs) distillent de fausses informations sur le réseau d’Elon Musk. Dans un second temps, des « quoters » (ceux qui citent) interpellent des personnes ou organisations ciblées sur ces fausses informations leur demandant de vérifier la véracité, d’où l’effet viral. Très souvent, les comptes utilisés sont tour à tour seeder, puis quoter, puis seeder avant d’être repérés puis fermés.
Dans chaque pays concerné par les attaques de Matriochka, les cibles sont visées dans un même ordre, ce qui suppose que les opérationss de cette campagne reposent sur une liste pré-définie. L’agence Viginum a également identifié des erreurs de ciblage (comptes ciblés plusieurs fois de rang, comptes ciblés présentant une même syntaxe orthographique) ce qui signifie que les opérations sont faites manuellement.
Cependant, si plusieurs pays sont ciblés, la France apparait être la cible de choix. Ces faux comptes critiquent principalement le soutien occidental à l’Ukraine dans sa lutte contre l’envahisseur russe. Ils servent également à déstabiliser la France dans un contexte des Jeux olympiques, Paris 2024, en instillant le doute sur la sécurité des spectateurs. L’une des astuces consiste à usurper l’identité de médias célèbres ou d’institutions françaises tels que TF1, BFMTV, Le Parisien, Libération, Le Monde, La Banque de France, La Ville de Paris ou la DGSI.
Après avoir expliqué le mode de fonctionnement des opérateurs, et donné des exemples de fausses informations, principalement sur les affaires françaises, le rapport conclut et insiste sur « l’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation » :
L’analyse des primo-diffuseurs suggère que des contenus destinés initialement à l’audience russe sont récupérés par les opérateurs de Matriochka, puis réemployés à moindre coût contre des cibles « occidentales ». Dans certains cas, des médias ont effectivement répondu aux appels des quoters, ou même analysé et publié sur les contenus diffusés durant la campagne, s’exposant ensuite à un ciblage massif visant à saturer leur capacité d’investigation.
[…]
Par ailleurs, l’exploitation de l’image du Président de la République à des fins de désinformation ainsi que les attaques répétées contre les JOP2024 et la politique française de soutien à l’Ukraine ont probablement pour finalité d’atteindre la réputation de la France sur la scène internationale, auprès d’audiences choisies. À l’issue de cette analyse, VIGINUM considère que la campagne Matriochka est susceptible de porter directement atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.
L’ingérence, comment ça marche ?
Il y a plusieurs façons de s’immiscer dans la politique des pays voisins. Les réseaux sociaux sont un outil performant car ils permettent d’accélérer la propagation de fausses informations, de rumeurs. L’appât du gain, en France ou en Europe, d’élus corruptibles – pas forcément convaincus politiquement – est aussi un moyen d’imposer son agenda. Enfin, il peut y avoir aussi des raisons idéologiques à la défense de pays autocrates, criminels, dictateurs.
De tout temps, l’espionnage, le double espionnage, les ingérences d’un pays dans les affaires politiques, industrielles et économiques d’un pays voisin ou non, d’un pays que l’on veut convoiter, ont existé. Depuis la fin du 20ème siècle, les choses se compliquent pour le contre-espionnage ou les services de défense. Ces ingérences prennent d’autres formes, celles de la déstabilisation et/ou de la manipulation des populations visées. Ici, l’internet et ses dérivés, les réseaux sociaux, et derrière eux, de grandes entreprises, principalement américaines mais aussi chinoises, aux discours de liberté d’expression mais aux politiques de manipulation au pire, ou de failles qui permettent à de petits astucieux, avides d’argent et sans scrupules, de travailler pour des pays visant même à déstabiliser le leur, comme aux États-Unis en 2016, et depuis.
En 2015, le FBI alerte déjà sur une ingérence russe dans la campagne des élections présidentielles américaines de 2016 qui verra la défaite de Hillary Clinton. Des membres de l’équipe de Donald Trump sont visés par le renseignement américain pour avoir entretenu des relations avec des personnalités russes proches du Kremlin et seront inculpés et condamnés. Dans cette affaire, le directeur du FBI, James Comey, sera limogé par un Donald Trump vengeur mais plus contrarié par la suite lorsque sera nommé à la tête de l’enquête sur le « russiagate » l’incorruptible procureur, Robert Mueller, réputé pour résister aux pressions politiques.
En sus, il a été prouvé que les votes des communautés attribués, à tort ou à raison, au camp des Démocrates ont été manipulés – via les fameuses fermes à trolls – par des dizaines de milliers de fausses informations distillées sur les réseaux sociaux, au sein de groupes déjà chauffés à blanc par leur racisme, leur haine des femmes, leur antisémitisme. Il est toujours dangereux de rester muré dans sa communauté. Tout d’abord, on peut se faire manipuler. Puis, on passe à côté d’un débat intelligent.
En décembre 2022, c’est au tour du Parlement européen d’être éclaboussé par l’affaire du Qatargate, révélée par la presse belge. Le Qatar et le Maroc sont soupçonnés d’avoir corrompu des eurodéputés, des assistants parlementaires voire des ONG. Cette affaire a peu occupé – au regard de sa gravité – l’espace médiatique. Mais qui cela intéresse-t-il vraiment alors que les campagnes électorales européennes ou législatives ont principalement porté sur les « problèmes de fin de mois », sur le sentiment d’insécurité et sur l’immigration ?
Seule la presse écrite s’est occupée – les dernières semaines uniquement – de relater les parcours peu reluisants, et même apocryphes de certains candidats. Ceux qui s’intéressent de près à la vie politique ont déjà entendu parler de prêts de banques russes au Front national pour un montant de 9 millions. On a oublié qu’en 2022, le Rassemblement national – nouveau nom, même programme nauséabond, mêmes candidats et élus abjects – obtenait un prêt d’une banque hongroise d’un montant de 10,6 millions d’euros pour la campagne présidentielle. Si les dirigeants de ce parti nationaliste se défendent d’être influencés par les pays qui financent leur organisation, nous avons des rencontres sollicitées par Marine Le Pen auprès de Vladimir Poutine ou de Viktor Orbán qui laissent supposer le contraire. Si nous étions piquants, nous pourrions même penser que c’est humiliant.
Auditionné devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur l’ingérence étrangère, François Fillon qui aurait pu être Président de la France, ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy, nie toute corruption dans ses affaires avec la Russie. Il niait aussi avoir profité via son épouse et ses enfants de l’argent public tandis qu’il jouait à « Pretty man » en se faisant offrir une garde-robe. Pour la blague, cette commission était présidée par Jean-Philippe Tanguy, élu du rassemblement national…
Quant à Jean-Pierre Raffarin, il s’offusque quand on évoque qu’il puisse être une marionnette entre les mains du pouvoir chinois. Il nie également recevoir de l’argent de la Chine. Il est épinglé, avec Jean-Marie Le Guen, dans cet article du Franc-tireur sur son rôle d’émissaire du pouvoir chinois. L’ancien sénateur picto-charentais aurait même été mis en garde par les services de renseignement français, préoccupés, lors d’un déjeuner sur ses activités franco-chinoises…
Pendant ce temps, en mai dernier, la révélation d’une ferme à trolls en Suède de l’extrême-droite provoque un scandale politique et a peut-être joué sur le mauvais résultat du parti d’extrême-droite des Démocrates (sic) de Suède. D’où l’importance du travail d’enquête des services nationaux et européens.
Pendant ce temps, l’ancien député Hubert Julien-Laferrière est mis en examen le 24 juillet dernier dans une affaire de corruption en faveur du Qatar (encore). Il ne s’était pas représenté aux dernières élections législatives. Encore une fois, la lutte contre la corruption est fondamentale pour sauver nos démocraties.
Pendant ce temps, Rima Hassan, inconnue jusqu’ici par les acteurs européens, vient de se faire une belle publicité. Seule candidate à la vice-présidence de la Commission des droits de l’homme au Parlement européen, elle en a été empêchée par le Parti Populaire Européen par l’intermédiaire de François-Xavier Bellamy. La – très bonne – raison est son antisémitisme affiché. Une autre raison serait aussi d’empêcher des pays jouant avec le conflit au Moyen-Orient d’avoir son avocate en place, à une position qui exige intégrité.
Pendant ce temps, le Sénat français retrousse ses manches et la « commission d’enquête sur l’ingérence étrangère » a livré ses conclusions, le 25 juillet dernier, avec pas moins de 47 préconisations dont celle d’interdire le financement des partis politiques par des étrangers non-résidents.
Il est temps que les Français et les Européens réalisent à quel point il est vital pour notre espace commun de bien examiner le curriculum vitae et les antécédents des femmes et des hommes politiques auxquels nous donnons gracieusement nos votes et prêtons notre confiance pour un mandat.