L’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre.
Que le prochain Président américain élu, dans moins d’une année, soit Républicain ou Démocrate, le risque est grand pour l’Union européenne de se retrouver bien seule. À nos portes, la vorace Russie continue d’envoyer à la boucherie ses hommes sur les terres ukrainiennes tandis que notre regard est détourné – à juste titre – par le conflit israélo-palestinien. Il est probable que la première puissance économique et militaire, peu importe le camp que les électeurs américains auront choisi, n’assurera plus son rôle de garant de la sécurité mondiale, par choix ou par défaut. Nous savons que pour remporter une élection, les différents courants politiques, au lieu de porter une vision, sont à la traîne des demandes des électeurs. Aux États-Unis également, lorsqu’une partie de l’électorat américain Démocrate commence à rechigner sur les moyens accordés à l’Ukraine voire à Israël.
Alors on peut craindre que l’Union européenne qui, certes, a un chef de la diplomatie mais qui peine à parler d’une seule voix sur sa politique étrangère, trouve en outre en interne des pays dissidents qui agiront dans leurs seuls intérêts, au détriment de ce qui est le fondement de l’Union : la paix.
Dans son ouvrage La responsabilité des intellectuels : Blum, Camus, Aron, Tony Judt évoque la position de Raymond Aron sur l’Union européenne : « Mais “l’union toujours plus forte” des pères fondateurs de la Communauté européenne n’avait guère d’attraits pour Aron, et pas seulement parce qu’il se montrait sceptique quant à leur chance de créer une entité économique européenne unique. Il avait également mesuré très tôt l’importance de quelque chose dont viennent seulement de prendre conscience les instances politiques et administratives de la moitié occidentale de l’Europe : le fait que, sans politique étrangère européenne et sans armée pour la mettre en œuvre, le continent manquait des fondations essentielles de toute entité souveraine et resterait à la merci des intérêts particuliers de ses membres ».
Si les pays membres de l’Union européenne prennent des décisions unilatérales, si les électeurs, souvent pour des raisons économiques, choisissent de délaisser la démocratie au profit d’autocrates corrompus et pro-russes ou pro-chinois, alors on peut craindre une très prochaine désintégration d’une construction qui est loin de fêter son centenaire.
Pourtant, malgré les ingérences de pays extérieurs à cette Union, certain pays résistent, prouvent à ceux qui sont tentés de répondre aux discours anti-européens qu’ils sont attachés aux valeurs de démocratie. D’autres succombent.
La Slovaquie aux frontières de l’Ukraine
La Slovaquie est un contre-exemple de la résistance de certains pays européens. Ce pays de 5,4 millions d’habitants a choisi lors des élections législatives de basculer vers un conservatisme pro-russe. Certes, le parti national-populiste Smer-SD de Robert Fico n’est arrivé en tête qu’avec 23% des voix devançant le parti centriste et progressiste Progresivne slovensko (PS) – Slovaquie progressiste – crédité de 18% des voix. Cependant, il s’est allié avec deux autres partis, l’un de gauche, issu de ses propres rangs, et l’autre d’extrême-droite pour obtenir plus de la majorité des 150 sièges du Conseil national de la République slovaque, parlement monocaméral, soit 79.
La campagne électorale telle qu’elle s’est déroulée peut préfigurer ce qui pourrait se passer dans des pays tels que la France, l’Allemagne, la Belgique avec son lot de fausses informations relayées par des candidats populistes. Une enquête européenne sur la facilité des citoyens à succomber aux théories du complot a établi que les Slovaques ont un des taux les plus élevés, ce qui les rend nettement plus sensibles aux fausses vidéos, aux faux messages ou enregistrements.
Pendant la campagne législative, quelque 48 heures avant l’ouverture des bureaux de vote, un enregistrement monté de toutes pièces a circulé de manière virale prêtant au candidat de Slovaquie progressiste des propos sur une manipulation des votes des Roms. Comme en France, la loi slovaque empêche la presse de publier quoique ce soit sur la campagne, et elle n’a donc pas pu relayer la supercherie. Malgré l’entrée en vigueur cet été du Digital Services Act, la circulation de fausses informations notamment sur les cibles des populistes (migrants, communauté LGBT) s’est emballée. La commissaire européenne aux valeurs et à la transparence, Vera Jourova, évoque ainsi « une vague de désinformation sans précédent (…) provenant de l’extrême droite, mais aussi de sources pro-Kremlin ». Cette arme accentuée par les réseaux sociaux est d’autant plus prisée par les populistes qu’elle met sous le feu des projecteurs d’obscurs petits candidats qui bénéficient d’une notoriété dont ils n’avaient jusqu’ici jamais rêvé.
Certains commentateurs minimisent les résultats de ces élections car c’est un petit pays au sein de l’Union. Si la Pologne a évincé dernièrement le national-populisme du gouvernement, Viktor Orbán, voisin frontalier au sud du pays a enfin trouvé son allié pro-Poutine. L’Union européenne avait réussi à isoler le Premier ministre de Hongrie notamment quant à ses positions sur l’aide économique et militaire à apporter à l’Ukraine. On serait tenté de penser qu’une population frontalière à l’Ukraine choisirait le camp de la paix et ne répondrait pas aux sirènes pro-russes. Étranglée sur le plan économique, elle veut croire aux promesses de Robert Fico de ne plus envoyer d’aide aux Ukrainiens, promesses sans grande conséquence quand on sait que la Slovaquie avait déjà épuisé ses stocks d’armes et de munitions envoyés à son voisin. Mais c’est un signal du chemin que les citoyens européens sont prêts à emprunter en raisonnant à très court terme, en privilégiant leur niveau économique au détriment de leur liberté. C’est aussi un autre signal quand on comprend que ces électeurs, une assez importante minorité, sont prêts à remettre le pouvoir à des autocrates qu’ils savent corrompus. Robert Fico avait été évincé en 2018 de son poste de dirigeant après avoir été l’objet d’allégation de corruption, suite à l’assassinat du journaliste Ján Kuciak (et de sa compagne) qui enquêtait sur des affaires de corruption impliquant la branche calabraise de la mafia ‘Ndrangheta.
Souvenez-vous de ce qu’écrivait Raymond Aron sur l’éventualité qu’une démocratie puisse basculer dans un système totalitaire par la seule volonté d’une minorité de disciples. Car toujours en temps de crise, il y a les silencieux et les indifférents, ceux-là même qui peuvent rejoindre les rageux, ou laisser faire.
Le PSOE toujours au pouvoir mais à quel prix ?
L’Espagne fait partie des résistants au sein de l’Union européenne en ayant certes donné le plus de voix à la droite conservatrice (Parti populaire) mais tout en humiliant l’allié d’extrême-droite (Vox) qui a subi un revers cuisant.
Alors que dans les autres pays européens, les manifestations sont liées au conflit entre Israël et la bande de Gaza, en Espagne, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour protester contre l’accord conclu entre l’alliance PSOE-Sumar et les indépendantistes de Junts. Parmi les protestataires, parfois violents et aux propos racistes et sexistes, il y a bien sûr une grande majorité des électeurs de l’opposition dont ceux de l’extrême-droite mais il y aurait aussi les sympathisants de gauche, une minorité non négligeable, réfractaires à tout accord avec les indépendantistes et autonomistes. Certaines manifestations ont vu également des drapeaux fascistes, des saluts nazis, et à Cadix, un élu local socialiste a été agressé verbalement et physiquement.
Le Premier ministre espagnol sortant se présente, ce mercredi 15 novembre, à sa réélection à la tête du gouvernement, après 43 jours de négociations, rapidement effectuées avec son allié sur sa gauche, Sumar, et sa dirigeante Yolanda Díaz, aux mesures sociales, mais qui ont été plus compliquées avec les autonomistes et surtout les indépendantistes catalans, représentés politiquement par Junts. Malgré ses résultats catastrophiques lors des dernières élections législatives de Juillet, ce parti d’irréductibles séparatistes catalans est devenu un faiseur de roi avec ces 7 sièges de députés.
Dans un précédent billet, j’écrivais ceci : « Le Diable s’habille à droite comme à gauche. Sur la droite, le Parti populaire et Vox, son allié d’extrême-droite. Sur la gauche, le PSOE et Sumar et, comme des satellites, les partis indépendantistes ou autonomistes ». Alors qu’en Juillet, avant les élections, le chef du gouvernement rejetait tout accord éventuel avec les indépendantistes, et malgré un résultat honorable du PSOE et de Sumar dans les urnes, le compte n’était pas bon, et dès les résultats, il était évident que ni la droite ni la gauche ne pouvaient parvenir ou se maintenir au pouvoir sans vendre son âme au diable.
Peut-être Pedro Sánchez table sur des engagements législatifs ou budgétaires promis à Junts qui ne pourront à terme jamais passer ? Peut-être compte-t-il sur la législation européenne pour y mettre son veto ? Peut-être compte-t-il également sur les Catalans qui pour une courte majorité (52%) refuse l’indépendance ? La stratégie de Pedro Sánchez a toujours été l’apaisement plutôt que la confrontation belliqueuse adoptée par l’opposition de la droite conservatrice et surtout par l’extrême-droite. S’il y a stratégie, elle n’est pas celle du très court terme comme celle des populistes-nationalistes, et nous serons probablement bien surpris d’assister dans quelques mois à une posture moins radicale et constructive de Junts, dont la composante xénophobe et raciste a perdu son influence, lorsqu’il s’agira de voter des lois. Peut-être.
Selon l’étude Eurobaromètre Standard 98, les Espagnols sont ceux qui font le moins confiance, parmi les Européens, aux institutions, principalement les partis politiques (avec un score exceptionnellement haut de 90%), le parlement (78%) et le gouvernement (73%). Ils sont plus ambivalents et donc moins marqués s’il s’agit des institutions locales, de la Justice ou bien encore des institutions européennes. Il faut préciser que si l’Espagne n’est pas l’unique pays européen qui a souffert des plaies de la corruption, ces dernières années, les partis politiques, et donc leur élus, ainsi que l’emblématique roi Juan Carlos, ont fait la Une des actualités pour des affaires qui s’enchaînaient et s’accumulaient.
Pendant ce temps, la Pologne a ouvert sa session parlementaire et la coalition démocrate a choisi les présidents des deux Chambres, la Diète et le Sénat. Il reste à convaincre le Président du pays, Andrzej Duda, membre du parti national-populiste (PiS), de ne pas s’opposer à toute tentative de réforme. Et à convaincre l’Union européenne de débloquer les 35 milliards d’euros de relance après crise Covid.
Pendant ce temps, parce qu’il y a suspicion de corruption dans son entourage, le premier ministre socialiste portugais, Antonio Costa, démissionnait il y a une semaine. Le Parlement dissout par le Président Marcelo Rebelo de Sous, de nouvelles élections législatives sont prévues le 4 mars prochain. Pedro Sánchez perd son allié socialiste sur des projets ibériques.
Pendant ce temps, la Présidente du Conseil italien, Georgia Meloni, inspirée par la Grande-Bretagne, signe un accord avec l’Albanie pour exporter les migrants ou, en d’autres termes, externaliser la gestion des flux de migrants, au moment où la Cour Suprême du Royaume-Uni confirme l’illégalité du projet d’expulsion des migrants vers le Rwanda.
Pendant ce temps, ce jour, les Présidents Joe Biden et Xi Jinping, se rencontrent à San Francisco, en marge du sommet de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (Apec).
Pendant que les deux plus grandes puissances économiques font leurs petits arrangements, il est plus que temps que l’Union européenne (et l’Europe) se rende compte que c’est maintenant que commence cette course à la montre pour garantir la pérennité de nos démocraties et de notre Union, pour garantir la paix.
En plagiant Robert Schuman, n’ayons pas à dire un jour : « L’Europe a été défaite, nous avons eu la guerre ».