Dans le cadre de ses cycles, le cinéma Le Louxor nous offre la possibilité de revoir ou de découvrir six films emblématiques de la carrière de Louis Malle.
Comme je l’évoquais dans un précédent billet, Louis Malle a été profondément blessé par les critiques émises sur son film Lacombe Lucien, sa prétendue illégitimité à mettre en scène la seconde guerre mondiale sous son aspect le plus nauséabond, celui de la collaboration. En effet, outre les critiques de Français ne souhaitant pas ouvrir le dossier et préférant se voiler la face, on lui reprochait de faire offense à la Résistance, d’être un enfant de la classe possédante lors des événements et de ne donc pas pouvoir mettre en scène les comportements d’un pauvre hère sur cette période.
Quelques années après la sortie du film, et une série de documentaires, un genre qu’il n’a jamais lâché, toujours heurté par les critiques, il décide de s’exiler aux États-Unis. Il y reste neuf années.
Son premier film La petite, qu’il tourne à La Nouvelle-Orléans – où il s’est installé – et dans l’État du Mississippi porte sur la prostitution infantile et fait scandale car il expose la toute jeune Brooke Shields dans des scènes où elle est nue. Certaines séquences seront à l’époque censurées. Comme pour tous ses films qui provoquent des réactions, Louis Malle ne les aborde pas d’un point de vue moral ou de jugement.
De cette génération de cinéastes de la nouvelle vague, c’est le seul réalisateur français à avoir vraiment fait une carrière aux États-Unis. Louis Malle n’a pas le fantasme de réussir une carrière hollywoodienne mais plutôt de s’imprégner d’une autre culture et de filmer les États-Unis.
« J’aime l’Amérique et j’envisage d’y travailler encore. Elle ne ressemble guère aux clichés avec lesquels on la décrit en Europe, et elle évolue constamment. Travailler aux États-Unis représente une bataille permanente et quand j’ai fait La Petite, j’avais l’impression stimulante de repartir encore une fois à zéro ». Avant d’ajouter : « Qu’on ne se méprenne pas : je n’ai pas l’intention de devenir un cinéaste hollywoodien. Là-bas comme ici je veux rester indépendant ».
Atlantic city

Lion d’or – La Mostra de Venise
Réalisation : Louis Malle
Scénario : John Guare, d’après le roman The neighbour de Laird Koenig
Photographie : Richard Ciupka
Son : Jean-Claude Laureux
Montage : Suzanne Baron
Musique : Michel Legrand, Paul Anka (« Atlantic City, My Old Friend« ), Nikolaï Rimski-Korsakov (« Song of India« )
Genre : comédie dramatique – 1980
Atlantic city est son deuxième film de fiction outre-Atlantique, narrant les mésaventures d’une bande de bras cassés sur la côte, à Atlantic City, ville qui n’a pas la réputation ni l’aura, pour les joueurs compulsifs ou les badauds curieux, de Las Vegas.
Ce long-métrage a été tourné sur une période assez courte, entre le moment de l’idée qui a germé dans la tête du cinéaste et le dernier clap de fin. Pour l’anecdote, cette réalisation sur le sol américain a un cofinancement franco-canadien. Les producteurs canadiens, en possession de sommes folles défiscalisables, conditionnent alors leur financement pour des tournages terminés au plus tard le 31 décembre de l’année 1979.
Le 15 juillet, au retour d’un week-end, en voiture sur le pont de Brooklyn, Louis Malle et son ami dramaturge John Guare ont une intrigue résumée en trois lignes. En effet, le film repose sur une histoire assez basique et classique mais largement compensée par les personnages du film, la performance des acteurs (Burt Lancaster, Susan Sarandon, Kate Reid) et la mise en scène efficace de Louis Malle.
Pour ceux qui ont vu le film à sa sortie, si l’on ne retient pas l’histoire ou les scènes complètement, il reste en mémoire une impression diffuse, une atmosphère d’une ville, autrefois fastueuse, en plein bouleversement. On n’oublie pas non plus la scène d’ouverture, sensuelle, de Susan Sarandon et des citrons.
Il y a comme un parallèle entre le duo Sally-Lou et la ville déchue en voie de rédemption. Sally travaille et étudie pour réaliser ses rêves – devenir croupière à Monaco – et elle écoute ses cassettes de leçons de français. Lou, ancien truand, désormais garde-malade, joue l’intermédiaire entre des parieurs fauchés, vivant dans des quartiers à l’abandon, et des bookmakers. La ville a connu son heure de gloire, elle aussi, au début du vingtième siècle lorsqu’elle accueillait les voisins de New-York, de Philadelphie, en mal d’amusement, de liberté et d’alcool. Ces vieux immeubles, cossus mais délabrés, sont un à un détruits pour redonner un coup de neuf, de jeunesse à un tournant important pour la municipalité : l’autorisation d’ouvrir des casinos.
Louis Malle est attiré par le décor qu’offre cette ville à la fois en déclin et en reconstruction, ancienne station balnéaire où la mafia régnait jusque dans les années 1940. Les chantiers se multiplient dans la ville avec des immeubles que l’on fait exploser ou que l’on s’apprête à détruire – laissant leurs occupants en sursis – pour donner toute sa chance à la ville, et aux petits malfrats qui rôdent, survivent ou s’installent pour tenter leur chance.
Sally travaille dur, entreprend, rêve et souhaite s’accomplir, avec les obstacles qui l’accompagnent. Lou est la marque du passé, pathétique mais touchant, qui a peut-être connu une certaine gloire mais qui nous donne l’impression de mentir et de se raccrocher à un passé parfois inventé, parfois sublimé.
Dans une interview, Louis Malle déclara : « On voulait combiner l’ancien et le nouveau (…) Le personnage de Burt Lancaster (…) représentait le passé et le personnage de Susan Sarandon, qui habitait le même immeuble, représentait ces gens venus de toute l’Amérique, avec leurs rêves… C’est bien évidemment une métaphore de l’Amérique même ».
Ce film n’a pas eu, à sa sortie, un grand succès public ou critique – malgré les récompenses prestigieuses du milieu cinématographique – mais au fur et à mesure des décennies, il est devenu culte. Certains pensent que c’est son meilleur film « américain ».
My dinner with Andre
Réalisation : Louis Malle
scénario : Jean-Claude Carrière et Louis Malle
Photographie : Renato Bert
Décors : Willy Holt et Philippe Turlure
Photographie : Renato Berta
Son : Jean-Claude Laureux
Montage : Emmanuelle Castro
Musique : Stéphane Grappelli, Wolfgang Amadeus Mozart, Claude Debussy
Genre : comédie – 1990

Wally a rendez-vous ce soir. Il n’a pas envie de se rendre à ce dîner en tête-à-tête, organisé et imposé par un ami. Cela fait bien longtemps qu’il n’a pas vu Andre. Il a seulement entendu des rumeurs sur les errances psychédéliques et spirituelles de son ancien camarade de théâtre. Il n’a qu’une envie : rentrer chez lui, retrouver sa petite amie, « J’avais mes propres problèmes ! Enfin, je ne pouvais pas aider Andre. J’étais censé être son médecin, ou quoi ? »
Louis Malle vient de tourner Atlantic city, il a entre les mains une des versions d’un scénario. Peut-être l’acteur Wallace Shawn (entraperçu dans un petit rôle de serveur dans son précédent film) le lui a-t-il remis ? Il est, avec Andre Gregory, à l’initiative de ce texte, basé sur des moments de leur vie et de leur relation. Tous les deux sont surpris de l’intérêt que le cinéaste français, auréolé de prix prestigieux, porte à leur scénario. Louis Malle explique : « Dans Atlantic City, je m’amusais à prétendre que le documentaire était fiction. My Dinner with Andre me permettait tout de suite après de faire comme si la fiction était documentaire ».
Lorsqu’il cherche un financement, les producteurs rechignent à lui confier un budget car selon eux, ce n’est pas un scénario d’un film. Ce n’est pas du cinéma. À un moment où l’on ne tourne plus de films de la Nouvelle Vague, où les rebelles de Hollywood (Coppola, Spielberg, Lucas) ont peut-être perdu la main sur le final cut, ce genre de films, non seulement intimistes mais a priori intellectuels, ne convainc pas les magnats hollywoodiens de confier, même au célèbre et talentueux cinéaste, un budget sans retour sur investissement. Après des jours de répétition, My dinner with Andre sera bouclé en 15 jours.
Dès les premières minutes filmées en extérieur, dans les rues de New-York, on comprend que Wally, plongé dans ses ruminations, est un acteur et auteur dramatique sans succès.
Au restaurant, les premières scènes au bar permettent d’avoir un aperçu de la salle dans laquelle les protagonistes vont se confronter le temps d’un dîner, filmé comme en temps réel. Ensuite, les plans sont resserrés, avec parfois un effet de miroir, pour nous concentrer sur l’échange entre les deux hommes. On peut penser, à ce stade, que nous allons juste assister à une conversation linéaire, lisse, sans rebondissements. On se trompe.
Partie 1 : à table, Wally écoute, en le relançant, Andre, sincère et avenant, qui ne se fait pas prier pour parler de lui, de ses expériences spirituelles en Europe, pour dérouler sa logorrhée. La caméra est placée de telle façon que nous sommes à la place de Wally, distant et quelque peu sarcastique.
Soudain, le ton change, et Andre interroge sa propre quête sur un ton d’autodérision. Il parle de cette période comme d’une parenthèse superflue et de privilégié, « Enfin, c’est l’histoire d’une sorte d’enfant gâté », et commence à évoquer la superficialité des New-Yorkais. Cette combinaison – autocritique et frustration devant le manque de profondeur des habitants de la Grosse pomme – provoque l’adhésion de Willy. Et nous assistons au deuxième acte.
Partie 2 : un vrai dialogue commence. Willy s’anime et s’engage dans la conversation qui porte sur l’aliénation de la vie moderne et l’envie de relations authentiques avec des personnes authentiques, un court moment harmonieux. Brusquement, pour une histoire de couverture électrique, le ton change, et Andre renvoie à Wally son confort matériel, symbole de la déconnexion au monde, qui le situe dans la catégorie de personnes qu’ils viennent juste de critiquer. Même si Andre a fait son autocritique, on réalise cependant qu’il reste attaché à quelques préceptes des curieuses expériences vécues, et Wally est coincé car il s’est engagé dans la conversation. Ce bref instant d’harmonie entre eux est fini.
Partie 3 : débute alors une autre conversation sur le théâtre et son objet, et plus tard sur la question de savoir si l’accès à la vérité repose sur le savoir scientifique ou une spiritualité mystique. Si Wally penche pour la science, il concède que celle-ci a mené à des résultats désastreux au vingtième siècle tandis qu’Andre reconnaît qu’une vie sans prétention peut-être remplie et authentique. Ils concluent que, quelles que soient la méthode ou les opinions différentes, la meilleure intention que l’on peut avoir est de ne jamais s’installer dans un rôle prédéfini.
Ils se séparent amicalement. Dans le taxi, de retour chez lui, Wally pense et ne rumine plus. Il n’a pas changé d’opinion mais il vient de vivre un moment excitant de débat. Il était angoissé, grincheux et nerveux avant le dîner. Il pensait à ses échecs et à ses factures. On le retrouve certes introspectif, mais aussi attentif aux immeubles et aux lumières de la ville, presque romantique. Le comportement d’Andre a changé aussi, il commence volubile, sûr de lui-même, presque ridicule, puis tout en se moquant du peu d’effet qu’ont eu ses expériences mystiques sur lui, il a une acuité que Wally n’a pas, sur la vie d’automate, sans signification, de la majorité des gens, qui jouent un rôle, comme des acteurs.
Ce film, grâce au bouche-à-oreille, est resté à l’affiche à New-York pendant une année, contre toute attente. Il est considéré par beaucoup comme un film culte, et il est décortiqué sous tous ses aspects par des fans. Il y a quelques années, ce texte a été mis en scène au théâtre par la troupe belge Tg Stan.
Nous retrouverons les deux compères dans le dernier film de Louis Malle, Vanya, 42e Rue, tourné en 1994.
Cette rubrique se veut régulière (et fréquente) car si vous avez lu mon premier article, vous savez dorénavant que je suis férue de cinéma. J’ai la chance de vivre dans la capitale mondiale du 7ème art, et je vous ferai part de temps en temps de mes coups de cœur.
Ces films ont été visionnés au cinéma Le Louxor, à Paris.