Salles obscures #5

Certains « réalisateurs-scénaristes » ont cette capacité à observer et à rendre compte des relations humaines, des interactions sociales, du monde qui nous entoure et qui peut déraper. Ils nous invitent à coller l’œil à l’objectif de leur caméra. Ryūsuke Hamaguchi, pour le Japon, Alejandro Rojas et Juan Sebastián Vásquez, pour le Venezuela et l’Espagne, en font une belle démonstration dans leurs thrillers respectifs.

– Nous avons réalisé à quel point nous étions ignorants de cette région.
– Votre site de glamping, c’est sur le trajet des cerfs.
– Ce sera une chance pour les citadins de voir des animaux sauvages.

Lion d’argent – Grand prix du Jury – Mostra de Venise 2023
Réalisation et scénario : Ryūsuke Hamaguchi
Musique : Eiko Ishibashi
Décors : Masato Nunobe
Photographie : Yoshio Kitagawa
Montage : Ryûsuke Hamaguchi, Azusa Yamazaki
Genre : drame – 2023

Une goutte de sang qui perle d’une épine, au loin des coups de feu de chasseurs invisibles, néanmoins menaçants, une petite fille qui a pris l’habitude, malgré les avertissements du maire du village, de se promener seule dans les champs, près des étangs, des pas qui crissent sous la neige persistante qui étouffe les bruits.
Tout est affaire d’équilibre.
Dès les premières images, et pendant quelques minutes, la caméra – et nos regards – fixe le ciel blanc, annonçant peut-être la neige, dans un travelling à travers les cimes des arbres : des pins ou des mélèzes du Japon ? Comme une introduction à la méditation – un sas – pour nous inviter à pénétrer en ce lieu préservé. L’eau qui coule de la montagne en un ruisseau généreux est le bien commun, et chaque habitant en reconnaît la qualité. L’endroit conserve encore la neige sur les côtés, dans les fossés, dans les sous-bois. Nous sommes à la sortie de l’hiver. La flore a conservé les nuances roussies, grillées par le froid et la glace.
L’atmosphère paraît douce, paisible malgré la composition musicale d’introduction, forte, aux violons, de Eiko Ishibashi, qui annoncent le danger. Tout le monde est à sa place, les relations humaines sont harmonieuses.
L’équilibre est menacé lorsque deux pieds nickelés débarquent de la capitale dans ce village qui semble retiré, à seulement deux heures de route de Tokyo. Les villageois dont des officiels les reçoivent poliment et écoutent attentivement l’exposé mâtiné d’un jargon de start-up car ce sont les règles de vie de cet endroit préservé, isolé presque, le respect.
Le respect envers la nature et les personnes.
En face de cette communauté soudée, les deux employés de cette agence artistique, envoyés par leur patron cupide, ne font pas le poids devant les arguments avancés.
Tout est affaire d’équilibre.
Nous sommes à la campagne. Il ne s’agit pas pour les villageois de refuser catégoriquement une éventuelle installation d’un site de « glamping », combinaison de glamour et de camping, mais de faire comprendre au couple de visiteurs, déstabilisés par la réaction de leurs hôtes, les conséquences de leur entreprise sur la communauté et sur la nature s’ils ne modifient pas leur projet.
Dans ce film, les sons, la musique, les images grâce à un cadrage minutieux, même les longueurs parfaitement calculées des scènes via le montage nous donnent l’impression de vivre le moment.

Avant même qu’ait commencé l’écriture du scénario, j’ai composé quatre bandes démo sur l’idée de la poussière, du mouvement des feuilles. Des choses très ténues, très simples, traduites en musique électronique. Puis le tournage a démarré, et c’est à partir du montage que j’ai élaboré le thème principal. Devant le film terminé, j’ai senti cette espèce de colère sourde qu’exprimait Hamaguchi. C’est là que m’est venue l’idée d’utiliser les instruments à cordes.

Ryūsuke Hamaguchi appartient à cette catégorie de réalisateurs qui nous entraînent dans l’écran, dans l’histoire, comme Thien An Pham et Iris Kaltenbäck. Parfois l’image est trouble comme lorsque nos yeux doivent faire aussi une mise au point, ou l’image tremble pour nous rendre compte que la voiture vient de démarrer et que nous regardons à travers la vitre arrière de la voiture qui quitte l’école.
Certains rapprochent le cinéma de Ryūsuke Hamaguchi à celui de la réalisatrice américaine Kelly Reichardt, peut-être pour une ode à la nature sauvage avec First cow ou l’alerte sur un fondamentalisme écologique avec Night moves. On pourrait aussi voir un parallèle entre Certain women et Senses, cette manière d’aborder avec grâce et élégance les moments simples, les relations humaines joyeuses les plus saines.
Soudain, tout s’obscurcit et à chacun d’interpréter la noirceur, la violence, le ciel noir orangé, éclairé d’une pleine lune, que l’on contemple à nouveau à travers les cimes et qui annonce peut-être une catastrophe.
L’équilibre est rompu.

– Vous êtes nerveux ? (…) Vous savez ce qui me rend nerveuse, moi ? Les menteurs.

Festival Reims Polar 2023 • Prix du Public et Prix Police
Festival Premiers Plans Angers 2024Grand prix du Jury et Prix Meilleure Actrice
Réalisation et scénario : Alejandro Rojas, Juan Sebastián Vásquez
Photographie : Juan Sebastián Vásquez
Musique : Raquel Torras
Montage : Emanuele Tiziani
Genre : drame – 2023

Il est vénézuélien, elle est espagnole. Leur nationalité est importante. Le couple, amoureux, quitte Barcelone pour émigrer, muni du visa, aux États-Unis.
Nous sommes en 2019. Dans le taxi, les informations espagnoles évoquent Donald Trump, obsédé par l’immigration clandestine et surfant sur le racisme de nombreux américains, tous descendants d’immigrés, et le débat sur le désormais célèbre mur à la frontière mexicaine.
Nous ne savons rien des deux candidats à l’émigration, leurs métiers, leurs statuts, leurs projets, si ce n’est qu’ils ont choisi délibérément leur expatriation. Un luxe.
Diego est très nerveux dès le taxi –  il pense avoir oublié son passeport – il perd les cartes de déclaration à la douane entre la sortie de l’avion et les guichets. Dans l’avion, il se rend aux toilettes, s’entraîne devant le miroir pour se justifier devant l’immigration, prend un calmant tandis que sa compagne dort paisiblement.
Au guichet 18, après consultation des deux passeports et prise des empreintes digitales, ils sont conduits, sans explication, dans ce qui semble être un monde parallèle, en sous-sol, où des passagers venant d’autres ailleurs sont également regroupés. Une salle d’attente qui ressemble à un décor de pacotille.
Et le cauchemar se déroule.
L’interrogatoire commence, brillamment. Les questions et les commentaires des deux officiers de l’immigration – un homme et une femme d’origine latino-américaine – sont parfaitement huilés. On sent que le duo de « surveillance de la frontière » a sa propre mécanique. On interroge d’abord le couple ensemble, puis on les sépare juste après avoir habilement instillé le doute sur les motivations de l’un d’entre eux. Les questions sont troublantes. On demande à Elena de prouver qu’elle est danseuse et d’exécuter quelques pas de chorégraphie dans ce bureau qui ressemble à un placard. Les questions sont intimes et les réactions de chacun sont différentes. Tandis que Diego fait – et demande à sa compagne de faire – profil bas, Elena râle, proteste. Même si son assurance diminue au fur et à mesure, elle montre qu’elle garde un libre arbitre. On découvrira pourquoi plus tard.
Dès le début du film, les plans sont resserrés sur les visages. Il n’y a aucun plan de grand espace, nous ne sortirons jamais d’un espace clos, l’impression est d’étouffement. Le rythme des scènes est soutenu pour nous embarquer non pas uniquement dans un film de société mais dans un thriller. Le spectateur commence à avoir aussi des doutes. Quelles sont les intentions des protagonistes, des deux candidats à l’émigration ? Il commence déjà à prendre parti.
D’après l’un des réalisateurs, Alejandro Rojas, ce film n’a pas été pensé par lui et son binôme dans l’idée d’en faire un thriller mais ils avaient, eux et leurs amis d’Amérique latine, tant d’expériences de ce genre à raconter, tant de matière pour alimenter un scénario. Les deux comparses avaient aussi en tête 12 hommes en colère de Sidney Lumet, pour penser leur huis clos.
Ce couple est à la merci d’autorités qui peuvent prendre des décisions irrévocables et arbitraires pour la vie d’une personne. Chaque candidat à l’émigration a un traitement partial. Cela participe aussi du côté glaçant, malaisant.

Cette rubrique se veut régulière (et fréquente) car si vous avez lu mon premier article, vous savez dorénavant que je suis férue de cinéma. J’ai la chance de vivre dans la capitale mondiale du 7ème art, et je vous ferai part de temps en temps de mes coups de cœur.
Ces deux fictions ont été visionnées au cinéma Le Louxor.

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